Le milieu Biochimique du Tanganyika

Le milieu Biochimique du Tanganyika

Le milieu Biochimique

D’après “Exploration Hydrobiologique du Lac Tanganika1 (1946 ~ 1947)”
par
Jean KUFFERATH (Bruxelles)

Milieu biochimique du lac Tanganyika

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     Beaucoup de gens non initiés aux sciences biologiques, furent fort surpris en apprenant que la Mission d’exploration du lac Tanganika1 comprenait parmi ses membres un chimiste, dont le rôle consistait à analyser des échantillons d’eau.
     

Petrochromis à Mpimbwe

Mpimbwe

Bien peu de gens, en effet, en dehors des spécialistes, se doutent de l’influence déterminante qu’ont les conditions physicochimiques sur le développement des organismes aquatiques en général, et sur leur localisation selon les biotopes en particulier. Ce terme “biotope”, créé par nécessité pour désigner une réalité constatée, définit une fraction d’espace caractérisée par l’homogénéité et la constance des organismes ou des associations d’organismes qui la peuplent.
      Cette espèce “d’individualité” spatiale qu’est un biotope est dans la dépendance très étroite des facteurs physicochimiques (température, éclairage, turbulence, composition de l’eau et nature du fond, par exemple, dans le cas de milieux aquatiques).
      Si les même conditions biotopiques se reproduisent en des endroits différents, il est courant que les mêmes associations biologiques s’y rencontrent.
      On voit dès lors l’importance qu’il y avait, même d’un point de vue utilitaire, à définir aussi nettement que possible les différents biotopes du Tanganika1
      En Europe et en Amérique du nord, il y a plus d’un demi siècle que l’étude des biotopes aquatiques a été entamée par de nombreux savants. Aussi est-on fort avancé dans ce domaine.
      En Afrique, cette étude en est encore à ses débuts.

Biotopes Lacustres.

      Tout lac, s’il est étudié d’un point de vue hydrobiologique (ou limnologique) compréhensif, se laisse diviser en un certain nombre de zones qui varient selon le point de vue.

      a)  Du point de vue géographique on peut distinguer : les rives et la zone littorale, la zone sublittorale et, enfin, la zone du “large” ou du centre du lac, qu’on subdivise en zone superficielle dite pélagique et zone profonde ou bathypélagique.
      Le fond, lui même, constitue une zone à part, dénommée benthique.

zones géographique du lac Tanganyika

zones géographique du lac Tanganyika fig. 1

      b)   Du point de vue de la teneur en oxygène (essentiel au point de vue de la respiration des animaux) on peut distinguer une zone supérieure fort oxygénée : la zone des organismes oligosaprobies et une zone très peu ou occasionnellement non oxygénée, où commence à se manifester les processus lytiques : c’est la zone des polysaprobies. Entre le deux se trouve généralement une zone intermédiaire dite à mésosaprobie.

Boulengerochromis microlepis

Boulengerochromis microlepis

Du point de vue pratique, la zone supérieure, des oligosaprobies, qui est la zone des eaux « pures » aérées, est le domaine des poissons « nobles ». La zone inférieure, des polysaprobies, est en principe impropre à la vie des poissons.
Quand, a sa partie inférieure, le taux d’oxygène tombe a zéro, la partie privée d’oxygène constitue alors une quatrième couche qui est dite anaérobie, par opposition aux zones aérées ou aérobies supérieures. Cette dernière zone anaérobie est normalement une zone de mort pour tous les organismes autres que certaines bactéries spécialement adaptées. Quant a la zone des mésosaprohies, elle est généralement le domaine des amateurs de vase et de détritus, comme les silures, qui peuvent se contenter d’eau très peu aérée.

     

Kemp (Msalaba area)

Kemp (Msalaba area)

c)   Des points de vue température et éclairement, on peut subdiviser aussi les lacs en trois couches : l’epilimnion, l’hypolimnion, avec, entre eux, le métalimnion (ou couche du thermocline, c’est-a-dire du saut brusque de température). Cette stratification, causée par la pénétration variable des radiations lumineuses et calorifiques, est concrétisée par des températures décroissantes et, au contraire, des densités croissantes depuis la surface jusqu’au fond. II en résulte, si vents ou courants ne s’y opposent, une superposition de couches individualisées entre lesquelles les échanges physiques et chimiques peuvent être extrêmement réduits. Ces trois couches peuvent disparaitre par homogénéisation si, a certains moments, se produit un brassage général de l’eau (turn-over) qui peut être produit par le vent, ou plus souvent par un refroidissement suffisant de la température superficielle. Le principal résultat biologique du turn-over est de briser l’individualité de l’epilimnion et de l’hypolimnion et de ramener dans Ie premier les produits nutritifs qui avaient pu être séquestrés dans le second, d’où l’importance primordiale que prend le turn-over dans le renouveau printanier des eaux tempérées.
La distinction de toutes ces différentes zones des lacs a une importance considérable pour l’étude de la localisation des organismes. Souvent, les zones des différentes classifications peuvent coïncider. C’est ainsi que dans beaucoup d’étangs ou de lacs des pays tempérés, la zone profonde bathypélagique est en même temps zone a polysaprobies, tout en étant l’hypolimnion. Bien entendu, cette simplification n’a rien de général et ce ne sera, en particulier, pas le cas du Tanganika1 (fig. 1).

Outre ces grandes zones, les biologistes distinguent encore des aspects particuliers (des faciès) qui, dans les lacs, seront surtout en rapport avec la texture du sol; fond vaseux, fond sableux, fond rocheux ou, si l’on considère la zone littorale : rive marécageuse, rive à plage sableuse, rive à éboulis rocheux ou à falaises, etc. Ces derniers aspects ne nous retiendront pas ici, car ils n’ont rien ou très peu à voir avec la composition et les propriétés de l’eau, objet principal de ce chapitre.

ÉTUDES PHYSICO-CHIMIQUES ANTÉRIEURES DU LAC TANGANIKA.

      Comme ce fut le cas pour presque toutes les contrées nouvellement découvertes, L’Afrique centrale fut d’abord prospectée, du point de vue biologique, par des systématiciens, en quette d’espèces nouvelles.
      Ce ne fut que bien plus tard que l’on pensa à faire une étude rationnelle en s’intéressant notamment à l’écologie. Pour le lac Tanagnika, au moins pour ce qui intéresse la physicochimie, la première tentative dans ce sens fut faite par le BeIge L. STAPPERS en 1912 (7) (8). R. S. A. BEAUCHAMP, en 1938, fit une série de sondages chimiques et physiques qui donnèrent la première idée d’ ensemble (1) (2) et (3). Cependant, les observations de BEAUCHAMP, fragmentaires dans le temps et fatalement limitées par les possibilités d’un homme seul, ne pouvaient être considérées que comme un dégrossissage du vaste problème tanganikais. C’est pourquoi la Mission hydrobiologique belge posa le principe de sondages physicochimiques systématiquement couplés avec les sondages biologiques.
Trois buts essentiels furent proposes à l’étude physicochimique
1° Contribuer à l’étude du cycle biochimique annuel du lac;
2° Établir les caractéristiques chimiques et physiques des principaux biotopes
particuliers que les explorations zoologiques et botaniques permettraient de reconnaître;
3° Participer à l’avancement du problème de l’endémisme du Tanganika et
notamment en étudiant ses possibilités biochimiques théoriques et les facteurs
inhibant éventuels.

DESCRIPTION GÉNÉRALE DU LAC TANGANIKA DU POINT DE VUE HYDROBIOLOGIQUE.

     

Lates stappersii (Mvolo/Nvolo)

Lates stappersii (Mvolo/Nvolo)

L’immense masse d’eau que constitue le lac Tanganika (environ 30.000 km3, c’est-a-dire plus de la moitie du volume de la mer du Nord) peut et doit être subdivisée, pour l’étude, en zones diverses, conformément à ce qui a été dit sur les biotopes lacustres.
      Toute la surface du lac (zones littorale, sublittorale et pélagique) est fortement oxygénée (a plus de la moitie de la concentration saturante) jusqu’à une profondeur qui varie, selon les saisons et, aussi, selon les endroits, de 40 à 100 m.

     

Limnothryssa miodon (Ndakala, Dagaa, Ndagala)

Limnothrissa miodon (Ndakala, Dagaa, Ndagala)

Cette zone superficielle constitue notamment le domaine d’élection des poissons rapides et carnivores, comme le Ndakala, le Mvolo et le Sangala (au moins pour la zone pélagique qui en est quantitativement la majeure partie).

Lates angustifrons (Sangala)

Lates angustifrons (Sangala)

Les couches profondes du lac constituant la zone bathypélagique et qui, toujours suivant les saisons et les endroits, commencent au-dessous d’une profondeur variant de 100 a 225 m, sont constituées d’une énorme masse d’eau putride, privée complètement d’oxygène.
      Cette zone est impropre a la vie d’organismes utilisant l’oxygène gazeux. C’est donc un désert mortel pour les animaux Seules y prospèrent des bactéries particulières dites anaérobies et qui sont notamment responsables de la production d’hydrogène sulfure toxique qui caractérise cette zone. Du point de vue utilitaire, il est, en conséquence, inopérant de pêcher dans ces eaux anaérobies : on n’y récolterait tout au plus que de rares cadavres.
      Cette zone bathypélagique représente néanmoins la grosse partie du volume total du lac, puisqu’elle en constitue environ les trois quarts.

LES COUCHES AÉROBIES (à oligo- et à mésosaprobies).

Les couches superficielles plus ou moins aérées offrent une importance évidente. C’est dans leurs limites en effet que se cantonne la vie animale et notamment celle qui peut intéresser l’économie congolaise; nous voulons dire : les poissons.
      L’épaisseur des couches d’eaux aérées est assez variable au Tanganika. A un endroit donne, la répartition des eaux oxygénées peut différer selon l’époque de l’année (fig. 2).
      Ces variations saisonnières dans le taux d’aération dépendent a la fois du mélange des eaux durant la saison froide (<< turn-over» limite) et en partie de l’activité biologique.
      L’influence des vents intervient cependant également, comme on peut le voir dans le graphique suivant, qui donne une coupe Nord-Sud du lac vers le
mois d’avril 1947 (fig. 3).
      Les couches aérobies sont, a l’époque de cette coupe, beaucoup plus épaisses dans le Sud du lac que dans le Nord. Ceci est dû au fait qu’a ce moment de l’année les vents dominants soufflent puissamment du Nord-Est et provoquent des courants laminaires qui « tassent » les eaux aérées pélagiques dans le bassin méridional.
      Outre leur teneur notable en oxygène, ces couches superficielles sont caractérisées par leur appauvrissement en un certain nombre de corps dissous ayant un rôle biologique. Cela ressort nettement du graphique (fig. 4).
      Ce graphique reprend les courbes moyennes de tous les sondages du large.
Pour l’oxygène dissous, l’hydrogène sulfuré et la température, on a donne les limites supérieures et inférieures de variation.

On notera tout particulièrement le fait que l’oxygène dissous dépasse notablement la thermocline principal. Alors que ce dernier se situe, selon les saisons et les endroits, entre 25 et 75 m de profondeur, l’oxygénation atteint en moyenne 190 m.

 

Variation annuelle du niveau d'oxygène du lac Tanganyika

fig. 2

      Cette particularité apparente le Tanganika aux océans et le distingue nettement des lacs-étangs tempérés, où, si souvent, la thermocline équivaut à une limite biologique. Remarquons, en passant, un autre trait de parente avec les océans: le zooplancton, au Tanganika, migre journellement de prés d’une centaine de mètres, traversant donc deux fois par jour la thermocline principale, qui, ici encore, ne constitue donc en aucune manière une barrière biologique, contrairement à ce qui se passe dans tant d’étangs et de lacs peu profonds de nos régions tempérées.

 

      C’est essentiellement à la grande profondeur du Tanganika qu’on doit attribuer ces anomalies apparentes et les ressemblances parfois étonnantes qu’il présente avec les océans.
      Certaines conclusions déduites des études physico-chimiques de la zone pélagique du lac confirment ou éclairent certaines données biologiques.

Répartition de l'oxygène dissous dans le lac Tanganyika

fig. 3

      Citons notamment les résultats des pêches expérimentales concernant la profondeur maximum a laquelle on a trouve du poisson. D’après les teneurs en oxygène dissous on a pu estimer que, sauf cas exceptionnels, les poissons ne devaient guère dépasser 100 m en moyenne.
      Expérimentalement on n’a, en fait, pas pêché de poisson au delà de 125 m (6). Les courbes de dosages de l’oxygène dissous expliquent, en outre,
pourquoi les pêches positives les plus profondes ont à l’époque été réalisées dans le bassin Sud.

LA COUCHE MORTE BATHYPÉLAGIQUE.

      Comme nous l’avons dit, les fonds du lac sont occupés par une couche d’eau privée d’oxygène et impropre à la vie animale.
      Cette couche improductive (au point de vue humain) qui, rappelons-le, constitue environ les ¾ du volume total du lac, constitue le réservoir immense ou aboutit pratiquement toute matière vivante après la mort.

Variations chimiques et physiques de l'eau du lac

fig. 4

      C’est en somme un vaste égout où « pleuvent » sans arrêt les déchets et les cadavres des organismes des couches superficielles.
      Cette « pluie » a pour résultat de constituer au fond du lac de vastes plaines d’une fine vase organique putride de couleur noir verdâtre qui, à la longue, finira sans doute par remplir peu à peu l’énorme fosse du lac.
      II était à redouter que ce processus, en retirant continuellement du cycle de la vie superficielle des matières nutritives, ne diminue d’autant la capacité productrice du lac. C’est pourquoi des analyses des eaux profondes ont donc été faites, pour juger de la situation.
      Pour ce qui est des constituants fondamentaux, voici, par exemple, pour la station n° 161, quelques résultats analytiques relatifs à l’eau de surface et, en
regard, ceux de l’eau profonde :

  Surface 1 300 m
Alcalinité 6,81 6,96
Cl 27.0   mg/l 27.9   mg/l
SO4 3   mg/l 3   mg/l
MG++ 42.6   mg/l 43.2   mg/l
Ca++ 13.0   mg/l 17.6   mg/l

       On voit qu’a part une légère augmentation du calcium, ces eaux ont pratiquement la même composition ionique.
      Notons que les chiffres ci-dessus confirment d’une manière très satisfaisante les analyses publiées précédemment par BEAUCHAMP sur les compositions relatives d’un échantillon d’eau de surface et d’un échantillon d’eau de 700 m de profondeur.
      La petite variation de la teneur en calcium est, comme nous l’avons signalé précédemment, attribuable a un appauvrissement local dans la zone pélagique superficielle du lac, appauvrissement cause par l’assimilation de cet élément par les organismes vivants des couches aérobies.
      Le même phénomène se répète parallèlement pour un certain nombre d’autres éléments nécessaires a la vie.
      Voici des chiffres relatifs a la même station n° 161 :

  Surface 1 300 m  
Oxygène 7.28   mg/l 0.0   mg/l  
Silice dissoute 0.3   mg/l 12   mg/l  
Phosphate en PO4 0.02   mg/l 0.0   mgl (à des profondeurs intermédiaires jusqu’à 0.45   mgl)
Ammoniaque en NH4+ 0.04   mg/l 0.6   mg/l  
Nitrates en NO3 0.0   mg/l 0.25   mg/l  

      Les résultats de telles analyses ont montré que le Tanganika est assez remarquablement homogène dans sa composition.
      A part la modification de l’équilibre oxygène-acide carbonique et l’appauvrissement en quelques éléments d’importance biologique dû a la présence de la vie dans les 200 m supérieurs du lac, la composition ionique est, en effet, pratiquement la même depuis la surface jusqu’aux plus grands fonds.
      On peut conclure de cela que, malgré la grande profondeur du lac (c’est le deuxième, au monde, après le lac Baïkal), une circulation doit exister qui brasse cette masse d’eau et tend a ramener lentement et progressivement a la surface une importante partie des éléments nutritifs qui, sans cette homogénéisation,
serait irrémédiablement perdue pour la vie.
      Les vents et aussi, pensons-nous, certains phénomènes thermiques (plongée des eaux de pluie et des eaux des rivières) doivent être les facteurs moteurs du brassage total, encore que vraisemblablement assez lent, de cette masse énorme de prés de 30.000 milliards de mètres cubes d’eau.

      II est donc exclu pour les eaux du Tanganika de parler d’une stratification chimique comparable à celle constatée, par exemple, dans le lac Kivu.
      Dans ce dernier, en effet, le fond du bassin lacustre est rempli de couches superposées d’eaux de plus en plus denses et à salinité d’autant plus forte que la profondeur augmente (4). II en résulte une stratification stable que ne troublent ni les saisons ni les vents. Le fond du lac Kivu est donc un véritable lac fossile, ou, du moins, en passe de le devenir. Tous les éléments nutritifs qui y tombent de la surface sont irrémédiablement soustraits aux cycles biologiques contemporains.

      Tout autre est la situation au Tanganika. Malgré sa profondeur beaucoup plus grande, sans doute, grâce à sa plus faible minéralisation et à cause de ses caractéristiques géographiques, et notamment de ses dimensions, il doit être le siège de lents courants qui mélangeant sa masse, s’opposent à toute stratification chimique définitive (a l’époque actuelle du moins).
      De cette circulation découle un continuel renouvellement des éléments nutritifs dissous dans l’eau, ce qui explique la richesse quantitative relative de sa faune.
      Peut-être en a-t-il été autrement dans le passé géologique, avant la formation et le débordement du lac Kivu, quand le Tanganika, ayant son niveau stabilise à environ 500 à 600 m plus bas qu’actuellement, constituait un lac de bassins clos et, très vraisemblablement aussi, un lac du type salé.
      La chose est plausible, mais nous parait impossible à prouver pour le moment. Quoi qu’il en soit et quelle qu’ait été sa composition à cette époque lointaine, ce qui est bien établi c’est que, de nos jours au moins, mises à part les anomalies biologiques et thermiques de ses couches superficielles, le lac Tanganika doit être considéré comme homogène à grande échelle.

BIOTOPES SPÉCIAUX.

      Si les eaux de la zone du large présentent sur toute l’étendue du lac des caractères chimiques et biologiques remarquablement homogènes et qui ne sont pratiquement fonction que de la profondeur, il n’en est pas de même pour la zone littorale.
      Celle-ci offre en effet des faciès fort variables selon la nature de la cote et selon l’endroit.
      II y a d’abord lieu de distinguer les estuaires. Chimiquement et biologiquement, ces derniers se distinguent nettement du lac en y constituant en quelque sorte des extensions fluviatiles.
      Distinction doit pourtant être faite entre les deux destinées qui peuvent être réservées aux affluents au moment ou ils pénètrent dans le Tanganika. Selon son poids spécifique, c’est-à-dire, en ordre principal, selon sa température, l’eau des rivières peut soit s’étaler sur les eaux du lac en s’y mélangeant plus ou moins vite, soit plonger vers les profondeurs, où elle trouvera un équilibre de densité momentané. Le premier cas sera notamment celui de la Malagarasi et de la plupart des rivières de plaine, en saison des pluies. Le second cas sera celui des torrents des cotes abruptes et, à certains moments au moins, de la rivière Ruzizi. Les rivières de la première espèce, en s’étalant sur le lac, donneront naissance a une zone d’eaux mélangées qui, si la rivière est suffisamment importante, constituera un biotope tranché et bien différent à la fois de ceux du lac et du biotope fluviatile initial.
Le plus remarquable exemple en est l’énorme estuaire que la Malagarasi prolonge a plusieurs kilomètres vers le large.
Les eaux de ces estuaires sont généralement caractérisées par leur teneur élevée en silice en suspension ainsi que par un taux plus élevé de nitrate. Leur flore algologique et leur faune sont nettement plus riches
Nous ne nous attarderons pas sur les biotopes plus particuliers que constituent les différents aspects des cotes: rocheux ou sableux. Les différences biologiques qu’ils accusent tiennent probablement bien plus aux caractéristiques physiques du milieu qu’a des différences chimiques insignifiantes.
Les baies profondes et abritées du large, au contraire, manifestent des caractères bien tranchés. Le meilleur exemple en est celui de la haie de BURTON, ou la richesse en phytoplancton s’accompagne de différences physico-chimiques sensibles :  température et salinité plus élevées, taux en nitrate accru, disparition plus rapide de l’oxygène en profondeur.
Pour terminer cette énumération des biotopes, citons encore, pour mémoire, certaines mares côtières et aussi certains biotopes très spéciaux comme les cuvettes côtières, les suintements et les sources thermales. Leur intérêt pratique est aussi faible que leur étude, d’un point de vue théorique, est passionnante.

LE PROBLÈME DE l’Endémisme DU TANGANIKA.

      Après tant d’autres chercheurs, les membres de la Mission d’exploration hydrobiologie du lac Tanganika se sont penchés sur le problème de l’endémisme tanganikais.
      Par espèces endémiques, les naturalistes entendent des espèces particulières à un milieu donne, mais qu’on ne retrouve pas ailleurs, même dans des milieux aussi semblables qu’il puisse paraître. Si l’on veut, l’endémisme est une exception (apparente, la plupart du temps) à la règle qui veut que les biotopes identiques
recèlent des associations identiques d’organismes.
      Or, il se fait que le Tanganika est le plus endémique des lacs africains.
      II contient, d’après CUNNINGTON, 75 % d’organismes ne se retrouvant nulle part ailleurs.
      D’après les résultats obtenus par la Mission hydrobiologique, il semble même que l’endémisme des poissons du Tanganika soit, ou, du moins, ait été, dans le passe, pratiquement total, si l’on excepte du lac les estuaires des rivières affluentes [(6), p. 138].

      Cette particularité du lac Tanganika avait immédiatement frappé les premiers savants qui étudièrent sa faune.
      C’est d’ailleurs pour l’expliquer que MOORE, en 1903, imagina sa fameuse hypothèse selon laquelle le lac aurait été jadis en relation avec la mer, pour en être isolé ensuite, au cours des temps géologiques.
      Ceci, dans l’idée de MOORE, expliquait d’abord pourquoi les organismes du Tanganika ont un aspect rappelant parfois celui d’organismes marins et en suite pourquoi la plupart sont strictement cantonnés dans ce lac, sans qu’on puisse les retrouver dans les lacs voisins, malgré la similitude des climats et des autres conditions générales.

Graphique figuratif de l'eau du Tanganyika

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      Cette théorie est actuellement complètement abandonnée. II a, en effet, été prouvé depuis que toutes les espèces de poissons propres au Tanganika sont toutes typiquement d’eau douce, ce qui élimine l’idée d’une faune ichtyologique originairement marine.
      D’autre part, nos analyses, et spécialement l’étude du rapport brome-chlore, ont prouvé que l’eau du Tanganika n’est pas du tout de type marin et que, si jamais l’eau de mer a pu pénétrer dans le graben, le lac actuel en contient, en tout état de cause, sûrement moins de 1/100.000.
Une des plus intéressantes hypothèses jusqu’ici émises pour justifier l’endémisme apparemment si extraordinaire du Tanganika est celle que R. S. A. BEAUCHAMP donna en 1946 (2).

      Cet auteur attribue l’évolution aberrante de la vie au Tanganika à la valeur anormale de certains rapports des constituants de l’eau (rapport chlorure à sulfate ce rapport magnésium à calcium). II est un fait, c’est que l’eau du lac Tanganika présente une composition d’un type peu fréquent. Ce dernier, que nous avons dénomme « sodi-magnésique carbonate» (5), diffère à la fois fortement des eaux douces habituelles et de l’eau de mer.

     À notre connaissance, les deux seuls lacs présentant une composition spécifique identique ou voisine sont le lac Kivu et le Velencer See (ce dernier s’écartant cepedant déjà sensiblement du type Tanganika-Kivu).

Graphique eau lac de Geneve

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      Néanmoins, rien ne permet d’affirmer que cette composition particulière actuelle ait été la cause ou une cause essentielle de la différenciation de la faune tanganikaise. En tout cas, ni la salinité, ni le type ionique des eaux ne semble constituer actuellement une barrière chimique absolue. A. CAPART s’est, en effet, récemment livré à des essais de culture et d’élevage tant dans l’eau du Tanganika que dans l’eau du Kivu. A notre très grande surprise, ces deux eaux se sont montrées parfaitement aptes à entretenir la vie d’organismes non tanganikais et même non africains.
      Ceci est à mettre en relation avec le fait constaté que certaines baies et même des mares des plages, quoique constituées de l’eau même du lac, présentaient une flore et une faune tout différentes.
      Aussi, après avoir cru à la suite d’autres auteurs, que l’endémisme du Tanganika pourrait être d’origine chimique, en arrivons-nous, en ce moment, à l’idée que ce phénomène découle essentiellement du long isolement qu’a subi le lac.
      Si les conditions chimiques ont pu y jouer un rôle, elles ont du être certes bien différentes de celles d’aujourd’hui. Personnellement nous soupçonnerions bien plutôt les conditions biophysiques (grande profondeur, agitation, transparence de l’eau superficielle, etc.) d’avoir été déterminantes. A moins encore que tous les facteurs aient joue en me me temps.

CAPITAL BIOLOGIQUE ET POSSIBILITÉS DE PÊCHE.

      Divers chercheurs, ayant visite ou étudie le lac Tanganika, et se basant sur l’absence apparente de vie, en surface et de jour, avaient conclu à son extrême oligotrophisme [voy. notamment, BEAUCHAMP (1), pp. 351 et 352, et (3), p. 184].
      Tout au plus admettait-on qu’il y eut « évidemment )) des poissons, mais on attribuait une importance capitale, comme « réserves)), aux baies profondes et abritées du large [DAMAS (4), p. 103].
      Cette opinion semblait solidement confirmée par l’absence apparente de zooplancton au large [(3), p. 184].
     

Lac Kivu

Lac Kivu

Ce fut un des résultats importants de notre Mission d’exploration de montrer que, contrairement a ce que l’on croyait précédemment, le Tanganika, ainsi d’ailleurs que le Kivu, abrite un zooplancton abondant mais soumis a d’importantes migrations verticales journalières. La seule observation de la surface du Tanganika, de nuit, suffit à convaincre que si oligotrophisme il y a, il doit être d’un type très particulier. En effet, plusieurs fois, au large, par nuit sans lune, nous braquâmes un projecteur vers l’eau. A l’instant même de l’allumage, nous aperçûmes un véritable grouillement de Ndakala que traversait de temps en temps, en le dispersant momentanément, la rapide trajectoire des voraces.

      La première pêche par laquelle nous établîmes l’existence d’un zooplancton vivant, de jour, en profondeur, et la première vision des Ndakala grouillant dans le feu d’un projecteur éclairant la surface du lac sont, nous pouvons le dire, deux des plus émouvants souvenirs que nous gardons du Tanganika.
      Ces observations constituaient, en effet, la vérification d’une idée que A. CAPART, pour des raisons de biologie océanographique, et moi-même, pour des raisons biochimiques avions connue séparément bien avant de débarquer en Afrique.
      Mais laissons les souvenirs personnels!

      Le lac Tanganika contient, en fait, une vie abondante. Encore y a-t-il lieu, si l’on envisage d’exploiter cette ressource, d’estimer les quantités pêchables.
      Nous nous sommes livre a des estimations diverses du stock de matière vivante, du plancton et du capital poissons du lac.
Sans entrer dans le détail de ces évaluations qui seront reprises plus en détail dans un autre travail, voici les résultats auxquels on arrive (exprimes en kg par hectare) pour la couche des 100 premiers mètres.

Base de calcul Matière vivante totale Plancton Poissons
Variation en profondeur du CO2 20 000   200 (1% de la matière vivante totale)
Variation en profondeur du P 100 000 ?   1000 ? (id.)
Variation en profondeur du S 160 000 ?   1600 ? (id)
Variation en profondeur du Ca 60 000 ?   600 ? (id)
Variation en profondeur du Si 100 000 ?   1000 ? (id)
Variation en profondeur de l’O2 7 000 ?   70  (id)
Variation en profondeur de l’N 5 000 ?   50   (id)
Nombre de Ndakala en surface, de
nuit
    400 à 1600
Zooplancton essoré   30 – 150 100  ?
Apport annuel d’azote par les affluents     17 annuellement
       

Sans doute certains seront-ils effarés de voir les limites entre lesquelles varient les estimations ci-dessus, Ces écarts sont surtout dus au fait que, selon les organismes envisagés (algues, zooplancton, poissons), les compositions varient dans des proportions considérables. Par ce fait même, les estimations diverses basées sur les teneurs en phosphore, en soufre et en silicium sont douteuses.
D’ailleurs, les diverses études sur la productivité des mers et des océans manifestent des disparités comparables. De toute façon, nous garderons pour nos évaluations les chiffres les plus faibles (qui sont d’ailleurs en même temps ceux relatifs a l’élément limitant, c’est-a-dire à l’azote).
Sur cette base minimum, de 50 kg de poissons à l’hectare, et en admettant prudemment. qu’on puisse pêcher 20% annuellement de ce stock, cela conduirait à admettre un rendement annuel de 10 kg par hectare.
     À titre de comparaison, rappelons que cette productivité estimée est de l’ordre des rendements constatés pour les plus pauvres des lacs européens (5 à 16 kg par hectare et par an pour les lacs alpins sténo-oligotrophes) [(10), p. 79] et également parfaitement comparable aux estimations les plus basses de la productivité des eaux océanes équatoriales auxquelles, par sa position géographique et sa transparence, s’apparente si fort le Tanganika [(9), p. 684].

Repas de Dagaa

Repas de Dagaa/Ndakala/Ndagala

Le lac Tanganika, ayant une superficie de 3 millions d’hectares, en chiffres ronds, notre estimation de 10 kg par hectare conduirait à envisager des pêches annuelles de 10 x 3 millions = 30 millions de kg de poisson frais. La seule condition restrictive à mettre a ces pêches possibles serait de les faire porter essentiellement sur l’espèce dite Ndakala (Stolothrissa tanganicae/Limnothrissa miodon REGAN).
      Ce petit clupéidé planctophage pélagique, qui constitue déjà l’objet de pêcheries indigènes assez importantes, surtout sur la cote britannique, se prête à une dessiccation aisée par le soleil, sans salage préalable. Sous cette forme sèche, Ie Ndakala (réduit alors au quart de son poids initial) est un aliment traditionnel hautement apprécié des populations noires.
II suffirait donc, ce qui semble aise, de développer les pêcheries indigènes existantes (en en prévoyant cependant un contrôle statistique), pour espérer pouvoir retirer annuellement du Tanganika 30.000 tonnes de Ndakala ou 7.500 tonnes de Kdakala sèche, ce qui équivaudrait a plus de 20.000 tonnes de viande maigre.
L’avenir dira si nos estimations concernant les possibilités d’exploitation des richesses en protéines animales du Tanganika correspondent a ses possibilités réelles.
Certains doutes seront probablement émis à ce sujet. Pour notre part, cependant, nous sommes profondément convaincu que la réalité sera vraisemblablement encore supérieure aux chiffres avancés.
De toute façon, à condition que les autorités responsables surveillent les rendements des pêcheries, et tant que, dans ces conditions, ne se dénotera pas un fléchissement net du produit moyen de la pêche journalière par pirogue, on aura la certitude de ne pas dépasser les limites d’une exploitation rationnelle.
Avec ces garanties, rien ne peut s’opposer au développement progressif des pêcheries de Ndakala.
Si, conformément à nos espoirs, se réalisait cette intensification des pêcheries tanganikaises, l’amélioration qu’elle permettrait d’apporter a l’équilibre alimentaire et à la santé des indigènes serait notre plus belle récompense.

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE.

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8. – 1915, Composition chimique des eaux de surface des lacs Moero et Tanganika dans: Composition, analyse et étude des produits de la Colonie.
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10. VIVIER, P., 1946, La vie dans les eaux douces. (Paris.)

LABORATOIRE INTERCOMMUNAL DE CHIMIE ET DE BACTÉRIOLOGIE
DE L’AGGLOMÉRATION BRUXELLOISE, BRUXELLES.

 

1-Ancienne orthographe pour Tanganyika

 

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