Méduses – Eugène Leloup

Méduses – Eugène Leloup

Limnocnida Tanganyicae

Extrait de : MÉDUSES

D’après
Eugène LELOUP (Bruxelles)

Limnocnida tanganyicae

Limnocnida tanganyicae par Adrian Indermaur.

Lorsque R. T. Günther (1893) décrivit sous le nom de Limnocnida tanganyicae une méduse dulcicole recueillie par R. Böhm en 1883, dans le lac Tanganika, en plein centre de l’Afrique, cette découverte fit sensation. Immédiatement, elle servit de donnée de base aux partisans de l’origine marine du lac. De plus, elle souleva la question de la colonisation d’un lac d’eau douce par un organisme descendant d’ancêtres marins.

Limnocnida Tanganyicae

Limnocnida tanganyicae par Adrian Indermaur.

Cette méduse appartient elle à une faune résiduelle ou à une faune immigrante? A l’heure actuelle, on l’a reconnue dans divers autres  systèmes fluviaux et l’on se rend compte de l’exagération de l’importance qui lui fut attribuée jadis. En effet, cette répartition étendue
constitue un argument solide contre la théorie d’une « Tanganika Reliktensee » qui, selon P. Pelseneer (1906, p. 706), « ne peut s’appuyer ni sur l’évidence zoologique, ni sur l’évidence paléontologique, ni sur l’évidence géologique ». Limnocnida tanganyicae pose cependant un problème intéressant. Son cycle évolutif passe-t-il par un stade polype? Pour J. E. S. Moore (1903) il n’en est pas question. Par contre, E. T. Browne (1908) estime que le fait de ne pas avoir trouvé d’hydropolype ne constitue pas une preuve suffisante pour écarter l’hypothèse de
la probabilité de son existence. Pour cet auteur, l’apparition de méduses dans des régions délimitées et en quantité variable, suffit pour démontrer la présence de polypes.
À ma connaissance, aucune observation positive ne permet de résoudre actuellement cette question. Aussi ai-je entrepris l’expédition

Le "Baron Dhanis"

Le “Baron Dhanis” voguant sur le lac Tanganyika.

hydrobiologique du lac Tanganika avec l’espoir de pouvoir contribuer à l’étude de ce sujet.
De nombreuses méduses furent recueillies (fig. 1 et tableau, p. 31).

Malheureusement, le but et les modalités d’exécution de l’exploration ne me permirent pas de réaliser des expériences « in vitro ». Le temps limité devait être consacré à l’acquisition de nouvelles connaissances générales sur la faune, la flore et le milieu lacustres. Ce genre de recherches exigeait des déplacements continus sur toute la surface du lac, il n’autorisait pas un séjour prolongé à terre ni par conséquent, une surveillance assidue d’organismes aquatiques tenus en vie. De plus, l’installation d’aquariums à bord du SS « Baron Dhanis » était pratiquement impossible; car lors des tempêtes, leur contenu aurait été répandu dans les cabines-laboratoires.

 

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Description.

Localités de captures de Limnocnida.

Stations de captures de Limnocnida 1.

— Cette méduse (Pl. I) a la forme d’un disque, mince à la périphérie, épais au centre. Vivante, elle est aussi translucide que possible. Environ trois fois aussi large que haute, elle mesure au maximum 20 à 25 mm de diamètre. L’exombrelle est bordée par une bande d’ectoderme épaissi où se forment les nématoblastes qui émigrent vers les batteries urticantes des tentacules.
A peu de distance du bord marginal, sur la face exombrellaire s’insèrent plus de 200 tentacules simples, opaques, creux, dépourvus de bulbe basai, serrés les uns contre les autres et disposés sur 8 ou 9 rangées de longueurs variées alternantes

Localités de captures de L. tanganyicae

Stations de captures de L. tanganyicae 2.

: les perradiaux, les interradiaux et les adradiaux sont les plus longs. Parfois, chez des individus conservés, les contractions des régions tentaculaires basales donnent l’impression de l’existence de bulbes basaux. Issus du canal marginal, les tentacules adhèrent à l’exombrelle par une courte région basale de surface variable. Dépourvus d’organes adhésifs, ils sont armés de petites vésicules tapissées d’innombrables nématocystes ovalaires. Ces boutons urticants semblent répartis en bandes presque transversales sur des tentacules contractés mais irrégulières sur des tentacules étendus. Chez les longs tentacules, la partie proximale est dépourvue de batteries urticantes, elle ne présente plus que des nématoceptes isolés. À la base du velum se trouve un double anneau nerveux. Un cercle d’environ 250-400 lithocystes sphériques contigus longe, sur sa face exombrellaire, la base de l’anneau nerveux externe. Chaque vésicule contient une masse arrondie de cellules endodermiques, masse réunie par un pôle à la paroi du lithocyste. Le nombre de ces capsules ne dépend pas de celui des tentacules; on compte parfois un litliocyste par tentacule ou entre la base de deux tentacules et parfois un lithocyste pour plusieurs tentacules.
Le manubrium, large et court, occupe les deux tiers de la surface de la cloche. Sa paroi cylindrique ne dépasse pas l’orifice du velum étroit. L’hydrostome circulaire, plein et lisse, reste toujours largement ouvert chez les individus conservés. La paroi externe présente parfois, soit un cercle de bourgeons vésiculaires (Pl. I, fig. 4), soit un anneau épaissi, blanc laiteux de cellules reproductrices.

La cavité gastrovasculaire, généralement rétrécie par l’épaississement mésogléique  central et lenticulaire de la cloche, se poursuit dans des canaux radiaires simples, courts, assez larges et dans le canal marginal circulaire, simple assez large. Les canaux radiaires sont généralement au nombre de 4. Parfois on en compte 5, 6, 7 par individu; dans ce cas, les canaux supplémentaires ne proviennent pas d’une division d’un canal original, ils communiquent séparément avec la cavité gastrovasculaire (Pl. I, fig. 1, 2, 3, 5).

 

Répartition, dans le lac Tanganika, des méduses

Fig. 1. — Répartition, dans le lac Tanganika, des méduses
« recueillies au cours de l’exploration 1946-1947; x signalées par les auteurs.

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Des L. tanganyicae, sont femelles. Les deux méduses des environs d’Assay signalées par E. T. Browne (1908) sont également femelles. Cependant, Ch. Gravier (1903) signale que, parmi les 9 individus recueillis par Ch. Alluaud dans le Victoria-Nyanza, sept sont mâles et deux, femelles.
Les individus recueillis à la station 264 prouvent que dans le lac Tanganika des méduses sexuées peuvent coexister avec des méduses bourgeonnantes ou non. Chez un spécimen en effet, un épaississement des deux tiers supérieurs du manubrium lui donne l’aspect d’un anneau blanchâtre. Les coupes microscopiques montrent qu’à cet endroit, l’ectodernie est bourré d’ovocytes uniformément répartis sur toute la surface (Pl. I, fig. 7).
Par conséquent, dans le lac Tanganika, on rencontre des méduses femelles à côté de méduses mâles.
À l’heure présente, le sort des éléments génitaux reste un mystère en ce qui concerne Limnocnida tanganyicae. En effet les auteurs qui signalèrent des cellules reproductrices dans le manubrium de ces méduses, n’ont fait que les décrire et les figurer dans le tissu germinatif. Dans l’état actuel de nos connaissances personne ne peut affirmer que L. tanganyicae donnera naissance à un polype ou à une méduse. Il faut mentionner qu’à propos de L. indica S. Rao (1932) pense que la méduse se développe directement de l’œuf. Seules des recherches patiemment effectuées sur des L. tanganyicae vivantes, maintenues en vie dans des aquariums installés au bord du lac pourront combler
un jour cette lacune.

Bloom de Limnocnida tanganyicae.

Bloom de Limnocnida tanganyicae photographié par Adrian Indermaur.

B. — Reproduction asexuée.

La reproduction asexuée a lieu pendant toute l’année; elle s’effectue par bourgeonnement. Les bourgeons médusaires (PL 1, fig. 4, 5, 6) prennent naissance par centaines sur des replis verticaux de la paroi externe du manubrium qu’ils entourent d’une ceinture médiane laiteuse. Ectoderme et endoderme participent à leur formation et à leur développement qui se déroulent suivant le processus normal d’invaginations et d’évaginations décrit par G. L. Boulenger (1911). Ces bourgeons médusaires présentent rapidement des contractions ombrellaires et parfois leur manubrium prolifère déjà les bourgeons médusaires de la génération suivante (PL I, fig. 4). Très vite, ils se détachent et se mettent à nager. Au moment de la rupture de leurs pédoncules apicaux les méduses possèdent généralement huit tentacules courts et rigides.
Aucun des nombreux manubriums bourgeonnants que j’ai examinés ne montre l’apparition de méduses sur des stolons ramifiés, comme le mentionne J. E. S. Moore (1903). Selon cet auteur, ces stolons se détachent et nagent à la façon de certains siphonophores grâce aux pulsations de leurs méduses. Une telle structure représentée par J. E. S. Moore (1903, fig. 1, p. 299) et reproduite par A. G. Mayer (1910, fig. 211) résulte d’un artefact présenté par un morceau de manubrium bourgeonnant enroulé par exemple autour d’un fil de soie ou de chanvre provenant du filet récolteur, d’une corde, etc… D’ailleurs les figures de ces auteurs sont inexactes; elles donnent l’insertion du bourgeon isolé et du

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stolon, non pas sur le manubrium, mais au niveau de la base des tentacules relevés, c’est-à-dire autour de l’orifice ombrellaire, à la partie inférieure de l’exombrelle. J. E. S. Moore (1903) résume ainsi le cycle vital de Limnocnida. On ne rencontre qu’un très petit nombre de grandes méduses pendant les mois de mars avril. Ces individus solitaires, à manubrium bien développé, montrent le début de bourgeons médusoïdes. Ces bourgeons évoluent et donnent à leur tour naissance à de nouveaux bourgeons, assurant ainsi de nombreuses générations.
Pendant les mois de juin-juillet, on trouve par conséquent dans le lac de très nombreuses méduses de toutes tailles avec des centaines de petits bourgeons. Mais à mesure que la saison avance, on constate la présence de méduses avec ou «ans manubrium, certains individus ayant perdu leur manubrium en tout ou en partie lors de la séparation des bourgeons. .1. E. S. Moore (1903, fig. 6, p. 307) écrit en effet que le bourgeonnement est quelquefois si vigoureux qu’au moment de la libération des méduses, la paroi manubriale s’arrache par places. Effectivement, on observe des déchirures du manubrium sur des méduses conservées. Mais les individus vivants possèdent un manubrium entier quelle que soit l’importance du bourgeonnement; je n’ai pêché aucune méduse sans manubrium. La mutilation du manubrium est provoquée après la mort : les tissus qui se contractent violemment lors de la fixation deviennent durs et cassants dans la solution conservatrice, ils se brisent facilement.
Les méduses à manubrium entier qui se rencontrent pendant les mois de juin-juillet possèdent, selon .J. E. S. Moore (1903), des manubriums bien développés mais pas de bourgeons; elles développent des éléments sexuels dans la paroi manubriale. A cette époque, on trouve donc côte à côte dans le lac Tanganika, des méduses femelles, des méduses mâles et des méduses bourgeonnantes. Pendant cette période, le bourgeonnement disparaît progressivement; le nombre des méduses sans manubrium diminue et celui des méduses avec manubrium augmente. En septembre et en octobre, les premières ont disparu et les secondes forment des bancs compacts. A cette époque, les œufs et les spermatozoïdes sont arrivés à maturité; ils sont évacués et ils donnent naissance à des planulas qui se transforment en petites méduses à développement rapide.
Dans ce cycle annuel détaillé par J. E. S. Moore (1903), il existe une lacune : ses observations n’ont pas été faites en novembre, décembre, janvier et février. Je puis affirmer qu’au cours des trois derniers mois cités, les méduses bourgeonnantes ou non peuvent se récolter en grand nombre (voir tableau p. 31). De plus, comme E. T. Browne (1908) l’a déjà fait remarquer, la faiblesse de cette explication du développement sexué est la connexion entre le stade planula et le stade jeune méduse; en effet, rien ne prouve que les planulas observées appartiennent aux méduses et non à quelqu’autre animal. De ce qui précède, on peut conclure que, dans les eaux du lac Tanganika, L. tanganyicae se reproduit, pendant toute l’année par bourgeonnement direct de nouvelles méduses sur le manubrium. Chez certains individus, des œufs et des spermatozoïdes se développent, à certaines époques, dans L’ectoderme manubrial,

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probablement sous l’influence de circonstances climatiques qui restent à préciser. Dans l’état actuel de nos connaissances, on ignore si l’œuf fécondé donne naissance à un polype ou à une méduse. L’adaptation progressive de l’existence marine à la vie dans l’eau douce peut s’observer de nos jours en divers points du globe et notamment dans certains larges estuaires des Antilles et de l’Amérique du Sud (Ch. Gravier, 1902)(1) et du Sud-Est, de l’Asie (P. Pelseneer, 1906)(2), régions côtières à pénétration maximum se situant dans des zones où il pleut le plus. Lors de leur immigration dans l’eau douce, les organismes de mer doivent vaincre la différence de salinité qui existe entre ces deux milieux aquatiques et de nombreux exemples démontrent la possibilité d’une telle adaptation si la transition ne s’effectue pas brutalement. Alors, il est logique de penser que, dans des temps anciens, des méduses marines ont pu pénétrer plus ou moins facilement par la voie fluviale à l’intérieur des continents. En Afrique, de tels immigrants surtout actifs, ont pu se répandre largement par suite de la continuité des vastes réseaux hydrographiques qui sillonnent ce continent. Mais ces eaux sont tantôt courantes, tantôt stagnantes selon la topographie des terrains qu’elles traversent. On peut parfaitement supposer que des méduses, provenant d’une même souche marine, adaptent leur cycle évolutif au caractère particulier des eaux douces qu’elles ont, colonisées.

Ainsi, les méduses Limnocnida indica Annandale, 1912, ne présentent pas de reproduction asexuée par bourgeonnement. Elles fréquentent les lagunes qui échelonnent les rivières; elles apparaissent pendant les mois de février, mars, avril et mai pour disparaître pendant le reste de l’année.
Elles émettent des œufs qui sécrètent des filaments agglutinants leur permettant de se fixer sur les objets immergés. En 1932, S. Rao émit des considérations intéressantes sur l’adaptation de ce cœlentéré à la vie en eau courante. Dans ces régions, les pluies saisonnières débutent en mai et elles provoquent des inondations torrentueuses qui entraînent d’énormes quantités de boue, de gravier, de débris de toutes espèces. A cette époque, cette méduse se trouve probablement représentée soit par des œufs durables (3), soit par des stades hydropolypes sessiles
C), attachés aux rochers du fond et aux objets immergés des endroits profonds ou protégés qui jalonnent le cours des rivières. Ainsi abrité, le cœlentéré passe la saison défavorable; puis en février, des méduses bourgeonnent soit sur le polype fixé, soit sur le polype issu de l’oeuf durable. Ces nouveaux individus se dispersent dans les rivières; car, au cours de la saison sèche, les conditions clima-
(1) Gravier, Ch., 1902, Sur les Annélides polychètes d’eau douce. (C. R. Ac. Se. Paris, vol. 135, p. 984.)
(2) Perseneer, P., 1906, L’origine des animaux d’eau douce. (Bull. A. R. Se. Belgique, n° 12, p. 726.)
(3) Selon S. Rao (1932, p. 215), les moyens par lesquels les œufs pondus se fixent, semblent suggérer l’existence d’œufs durables, par comparaison avec les faits observés chez d’autres animaux.
(4) Selon F. H. Gravely et S. P. Agharker (1912).

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tiques favorables se maintiennent. L’activité sexuelle des méduses se développe rapidement, elle cesse dès que les inondations commencent. Il en résulte que, pour assurer la continuité de l’espèce, les individus de L. indica doivent accomplir leur développement complet et leur reproduction pendant les mois de la saison sèche.

Par contre, dans le lac Tanganika; les représentants de L. tanganyicae Günther, 1893, ne sont pas soumis à des courants violents comme dans les rivières en crue. Baignant dans une eau presque isothermique, les méduses ne subissent guère l’influence des changements de saison. Elles flottent plus ou moins passivement au-dessus de grandes hauteurs d’eau stagnante. Leurs œufs fécondés doivent être conditionnés pour la vie pélagique. En effet la plupart d’entre eux arriveraient rarement à se poser sur la vase molle qui recouvre la plus grande partie du fond du lac; d’ailleurs s’ils y parvenaient, ils risqueraient de s’enfoncer et de disparaître. Évidemment, on peut envisager l’hypothèse de la fixation des œufs sur les hauts-fonds situés à l’embouchure des grands estuaires ou dans les baies abritées et en pente douce. En fait, la nécessité impérieuse d’une reproduction sexuée, saisonnière et, régulière garantissant rapidement la perpétuité de l’espèce, ne se manifeste plus chez L. tanganyicae; un bourgeonnement continu des méduses permet à l’espèce de se reproduire et c’est ainsi que, dans le lac Tanganika, on voit, toute l’année, des méduses portant des bourgeons. Toutefois, à la fin de la saison des pluies, les L. tanganyicoe mûrissent des cellules reproductrices. Il s’ensuit qu’en ce qui concerne les méduses, la vie dans le lac Tanganika tendrait à réduire, sinon à supprimer une reproduction sexuée.

RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE.

Cette espèce a été signalée pour la première fois dans le lac Tanganika par R. Böhm (1883). Rares sont les auteurs qui mentionnent une localité précise. R. T. Günther (1906) la cite dans la baie de Niamkolo à Kibwesi et à Menja (5). H. Hubert (1934) l’a trouvée sur l’estran du fond de la baie de Tembwe où les méduses formaient une couche épaisse de plusieurs centimètres. De son côté, H. Schouteden (1939) en a puisé de nombreux exemplaires dans un seau d’eau dans la baie de Tembwe, le 26 février 1926, à 21 heures; il en a reçu de la rive de Rumonge (récolte Lestrade) et de Nyanza (récolte Van den Berghe) et il en a vu de Toa (dragage L. Stappers).
La méduse Limnocnida est répandue dans tout le lac du Nord au Sud (fig. 1), non seulement près des cotes au-dessus de fonds élevés comme au large de la Ruzizi (stn. 20, 280) et dans la baie de Burton (stn. 75), mais aussi au large, au-dessus de 1.435 m d’épaisseur d’eau devant Zongwe (stn. 161) ou de 1.200 m, au Nord de l’île Kavala (stn. 94, 230).
(5) Je n’ai pu situer cette dernière localité.

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La répartition de cette méduse ne se limite pas au seul lac Tanganika. Des découvertes successives dans d’autres lacs et dans d’autres réseaux hydrographiques de l’Afrique font disparaître le caractère anormal que certains auteurs attribuaient au lac Tanganika pour le classer à part parmi les grands lacs africains.
Limnocnida tanganyicae a été observée :
Dans le bassin du Niger; près de Bamakou dans le Soudan français (récolte Dr Tautain) (J. de Guerne, 1893, 1893 a, 1894); dans une lagune près d’Assay sur la rivière Forcados, à 102 milles de la mer (E. T. Browne, 1906, 1908); dans la forêt; à la Côte d’Ivoire et peut-être au Tibesti (Th. Monod, 1947). Dans le lac Victoria-Nyanza (forme victorioe); dans le golfe de Kavirondo (Bay Lankester, 1903; Cu. Alluaud, 1913); à Kisumu (B. T. Günther, 1907). Dans le lac Mohasi (H. Schouteden, 1939). M. B. Verhulst a fait parvenir à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, de nombreux individus mâles et femelles sans bourgeons de la méduse L. tanganyicae qu’il avait recueillis en
octobre 1946. Dans le bassin du Zambèze; dans la rivière Chobe, au Kalahari (J. Jordaan, 1934).
En 1924, H. Schouteden mentionne qu’un missionnaire lui a signalé une espèce de méduses qui apparaît parfois en quantités considérables dans le lac Léopold II.

Différents auteurs ont mis en évidence, une irrégularité incompréhensible dans l’observation de ces méduses au lac Tanganika. Elles apparaissent brusquement, dans un endroit, en nombre parfois impressionnant, puis elles disparaissent subitement (J. E. S. Moore, 1897; W. H. Cunnington, 1906; H. Schouteden, 1939). Cependant l’apparition soudaine d’une grande quantité d’organismes peu connus dans une région et leur disparition non moins brusque sont des phénomènes biologiques connus. On sait en effet que, chez les Coelentérés, certaines circonstances extérieures, notamment climatiques, favorisent l’effervescence du bourgeonnement et la multiplication rapide d’innombrables méduses au point de provoquer, comme le signale Ch. Alluaud (1913) « un véritable grouillement » ou, selon H. Hubert (1934), une couche épaisse de plusieurs centimètres sur l estran de la baie de Tembwe.
Les auteurs s’étonnent également de la distribution plutôt locale et des absences de cette Limnocnida, mais leurs citations se révèlent parfois contradictoires. Il faut savoir, en premier lieu, que les méduses ne sont pas rares pendant la saison des pluies comme on l’a prétendu; en décembre, janvier, février et mars, elles abondent autant que pendant les autres mois de l’année. Or, B. S. A. Beauchamp (1946) signale qu’à la fin de la saison sèche, les méduses apparaissent à l’extrémité sud du lac et qu’avec la saison, on les trouve de plus en plus vers le Nord. Il attribue cette progression S-N au fait qu’à cette saison, le vent se met à souffler du Nord et provoque une perturbation dans les couches supérieures de l’eau. Le changement de direction du courant de l’épilimnion crée des zones perturbatrices dans les strates du thermocline et les couches inférieures

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Graphique des prédateurs de Limnocnida tanganyicae

Graphique de la prédation de Limnocnida tanganyicæ (voir le document original)

viennent enrichir les supérieures au moyen de substances minérales ou organiques dissoutes II eu résulte 1111 développement abondant du plancton. Je ne pense pas que le phénomène ait sur les méduses l’influence que lui attribue R. S. A. Beauchamp. De son côté, J. E. S. Moore (1903) a observé une abondance de méduses de mai à octobre, donc pendant la saison sèche, avec prédominance marquée en juin et en juillet. De plus, selon les indigènes, elles se montrent rarement de novembre à avril pendant la saison des pluies. Ils prétendent en effet que le lac endormi a clos « ses yeux » multiples. Mais il ne faut se fier qu’avec une réserve prudente aux affirmations des indigènes locaux. Ainsi, si j’avais cru les pêcheurs des environs d’Albertville engagés pour le travail à bord du SS « Baron Dhanis », j’aurais certifié l’absence totale de méduses dans le lac Tanganika. Ces hommes prétendaient n’avoir jamais vu auparavant ces choses qu’ils dénommaient « Tombo-Tombo », alors que les auteurs signalent qu’elles s’échouent en bancs parfois innombrables. La raison de telles informations négatives provient de ce
que les indigènes, cependant si observateurs à d’autres points de vue, ne s’intéressent pas à ces petits organismes qui ne sont ni comestibles, ni nuisibles.
La fréquence de Limnocnida varie au cours de l’année et dans un même endroit. Parfois le SS « Baron Dhanis » traversait de véritables bancs de méduses. Alors les machines étaient arrêtées et le bateau dérivait lentement sous la poussée du vent. L’escalier de coupée était descendu au ras de l’eau et aidé de l’ichtyologiste de la mission, Max Poll, je péchais au filet troubleau, les méduses qui, par 10-20 cm de profondeur, défilaient le long de la coupe à la cadence de 6 à 10 par minute. D’autres fois, aucune méduse n’était visible à la surface, mais la présence d’individus dans le filet ramené des eaux plus profondes prouvait que cette méduse se trouvait dans cette région. Je pense que comme la majorité des êtres planctoniques, Limnocnida fuit une insolation trop violente telle qu’elle se manifeste quotidiennement sur le lac Tanganika. La majorité des captures en surface furent effectuées soit pendant la nuit, soit au début ou à la fin de la journée alors que le soleil n’était pas au plus haut de sa course. G. Arnold et C. Boulenger (1915) font d’ailleurs la même constatation à propos de L. rhodesiae qui se montre en très petit nombre près de la surface « during the hotter hours of the day… they remained at a level of about two feet below the same (= the surface), wliere the water was appreciably cooler. In the early morning and in the evening they were as plentiful at tlie surface as at deeper levels ». Ainsi que l’ensemble du zooplancton, L. tanganyicae exécute une migration verticale journalière jusque vers 50 cm de profondeur, où elle échappe aux yeux des investigateurs qui ne considèrent que la surface de l’eau. Par ailleurs, M. Verhulst (H. Schouteden, 1939) a observé que, dans le lac Mohasi, les méduses montraient un mouvement d’oscillation verticale dans la couche superficielle du lac et J. Jordaan (1935) mentionne que les méduses de la rivière Chobe « Were fairly active in the water, continually shooting up from the deeper water to the surface, only to submerge just as rapidlv ». Dans le lac Tanganika, ces organismes flottent en étalant leurs tentacules et en exécutant des pulsations

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lentes; lorsqu’ils dressent leurs tentacules au-dessus de l’ombrelle, ils descendent lentement pour atteindre une certaine profondeur comme le prouvent les captures réalisées notamment entre -— 100-50, •— 80-60, — 60-20, — 30-20 m. Ces dernières observations confirment ce que L. Stappers (1914, p. 7) a dit au cours d’une conférence : « Peu de gens ont vu ces méduses dans les eaux africaines, parce qu’elles ne se montrent à la surface que par calme plat, condition rarement réalisée au Tanganika. Elles vivent d’ordinaire entre 10 et 15 m de profondeur».
Selon les coloniaux établis depuis de nombreuses années sur les bords du lac, la saison décembre 1946-juin 1947, fut exceptionnellement calme ce qui fait que, pendant cette période, il n’y eut pas de brassage côtier accentué, ni par conséquent d’accumulations de méduses le long des plages abritées. À mon avis, les méduses apparaissent plus nombreuses à la surface d’abord vers le Sud ensuite vers le Nord parce qu’au début de la saison des pluies, elles sont chassées de leur zone profonde par les substances nocives provenant des couches supérieures de l’hypolimnion. En effet, les éléments accumulés dans ce dernier remontent et se mélangent à l’épilimnion lors des perturbations des eaux qui se produisent au début de la saison des pluies (R. S. A. Beauchamp, 1946). Ces substances comprennent des produits favorables ou nuisibles. Certains, tels que les phosphates et les sels ammoniacaux, remis en circulation, favorisent la pullulation des microvégétaux, mais d’autres, tel que l’hydrogène sulfuré, sont néfastes pour la faune. Ch. Alluaud (1913) a également signalé que la Limnocnida dans le lac Victoria-Nyanza « ne doit se montrer qu’à une époque déterminée et pendant très peu de temps, et probablement n’apparaître à la surface et sur les
côtes que sous l’influence de certaines conditions atmosphériques ». C’est pour échapper à l’action nuisible des substances de déchet brusquement libérées que les méduses remontent en masse vers la surface, non seulement à la fin de la saison sèche mais aussi à tout autre moment de l’année.

LES AUTRES ESPÈCES DU GENRE LIMNOCNIDA.

A l’heure actuelle, on connaît trois autres espèces du genre Limnocnida: en Afrique, L. rhodesiae Boulenger, 1912 et L. cymodoce Jordaan, 1934; en Asie, L. indica Annandale, 1912. Limnocnida rhodesiae Boulenger, 1912. Cette méduse de 13-25 mm de diamètre se distingue par son bord ombrellaire qui présente des festons dont les pointes correspondent à l’insertion des plus longs tentacules et par des bulbes tentaculaires réunis. Selon C. L. Boulenger (1912), le bord marginal porte 30 tentacules et 38 organes sensoriels par quadrant et, selon J. Jordaan (1935), 24-96 tentacules disposés en 8 cycles par quadrant et 2 lithocystes à la base des tentacules les plus grands. Elle a été observée, pendant la saison des pluies, de septembre à mars, en Rhodésie, dans le système fluvial du Zambèze et dans celui du Limpopo.

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Limnocnida cymodoce Jordaan, 1934.
Cette méduse présente une taille adulte de 5-7 mm de diamètre, 64-100 tentacules de longueurs différentes, à bulbes distincts et disposés en 4-5 cycles avec 1 lithocyste à la base des tentacules les plus grands. Elle a été observée pendant la saison des pluies de février à avril, dans le Transvaal aux environs de Pretoria et de Johannesburg. Elle fut maintenue en aquarium jusqu’au milieu du mois de juin.
Limnocnida indica Annandale, 1912
Selon N. Annandale (1912), cette méduse, atteignant 15 mm de diamètre, compte 64 séries de 6 tentacules (= 384) et 2 lithocystes par série (= 128). Elle a été trouvée, pendant la saison sèche de février à avril-mai, aux Indes britanniques dans les vallées des rivières Jenna, Kistna et Kayna (6). Les descriptions morphologiques des quatre espèces de Limnocnida, ne font ressortir que des différences secondaires, telles que le nombre total ou relatif des tentacules et des lithocystes ainsi que la présence de bulbes tentaculaires et des festons ombrellaires marginaux. Par contre, les principaux caractères anatomiques se révèlent identiques. A mon avis, le nombre plus ou moins élevé de tentacules et de lithocystes dépend surtout de l’âge de l’animal; les festons ombrellaires et les bulbes tentaculaires se marquent plus ou moins selon l’état de
contraction ou d’extension des individus. Aussi approuvant une suggestion de G. A. Boulenger, je pense que les quatre espèces de Limnocnida ainsi que la variété victoriae sont des formes d’une seule espèce; au point de vue de la nomenclature, cette méduse doit s’appeler L. tanganyicae Günther, 1893.
(6) Darling, P. S., 1935, signale des méduses dans le Peryar Lake, Travancore; il ne précise pas leur nom spécifique.

EXPLICATION DE LA PLANCHE I.

Limnocnida tanganyicæ Günther, 1893.

Fig. 1. — a : Méduse à 5 canaux radiaires; stn. 20; x 25.
b : Tentacule ramifié; x 50.

Fig. 2. — Méduse à 6 canaux radiaires; stn. 77; x 20.

Fig. 3. — Méduse à 7 canaux radiaires; stn. 62: x 22.

Fig. 4. — Jeune méduse bourgeonnante, à 5 canaux radiaires; x 22.
a : Vue aborale.
b : Vue de profil.

Fig. 5. — Bourgeon détaché de la méduse mère; vue orale; 8 tentacules; 5 canaux
radiaires; stn. 62; x 125.

Fig. 6. — a, b, c: Coupes successives dans un bourgeon attaché au manubrium maternel;
8 tentacules; stn. 62; x 200.

Fig. 7. — Portion du manubrium d’une méduse femelle; stn. 264: x 1000.

Fig. 8. — Coupe longitudinale du manubrium d’une méduse femelle; lac Mohasi, octobre 1946.
a : ensemble; x 90.
b : détail; x 180.

Fig. 9. — Coupe longitudinale du manubrium d’une méduse mâle; lac Mohasi, octobre 1946; x 200.

Planche 1 Limnocnida d'après Leloup.

Planche 1 Limnocnida d’après Leloup.

 

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