Neolamprologus tretocephalus – 2

(deuxième partie)
Éthologie et comparaison avec d’autres nidificateurs
Par P. TAWIL AFC 161’95
Article paru dans la revue de l’Association France Cichlid n° 50.
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(suite) Avertissement. Dans cette seconde partie, il sera tenu compte de la révision du genre Lamprologus parue le mois dernier dans RFC. La nouvelle nomenclature impose d’importants changements en particulier pour tretocephalus qui devient Neolamprologus tretocephalus. Je remercie vivement Robert Allgayer qui a mis à ma disposition le texte de la révision du genre Lamprologus. Un certain nombre de données sur le comportement territorial et parental ont été exposés dans le chapitre précédent. Examinons à présent les différents patrons et attitudes du répertoire de Neolamprologus tretocephalus.A) Patrons de coloration 1) Juvéniles Aux premiers moments de la nage libre, les jeunes N. tretocephalus sont gris argenté. Les marques mélaniques apparaissent vite et se développent pour donner les barres verticales. Vers 2 mois, le patron de base à 6 barres est bien en place. Les barres sont d’un noir de plus en plus soutenu et le jeune finit par ressembler à un adulte en miniature. Le gris ardoise de la tête, le blanc bleuté des flancs et le bleu ciel des nageoires sont d’une pureté aguichante. Les zones irisées (bords de la tache operculaire, liseré des nageoires, yeux …) sont étincelantes et font du poisson un joyau finement ciselé. Cette robe est celle que retrouvent les adultes dominés, mais sa pureté s’altère avec l’âge, les défauts étant plus visibles sur de grandes écailles. Cette livrée (A,) représente la robe normale des juvéniles. Elle a un rôle social (ou autre ; voir 1ère partie) en servant de signal de reconnaissance entre individus. Toutefois, cette robe s’efface temporairement chez certains juvéniles même âgés de plusieurs mois. Ces individus deviennent uniformément gris clair (livrée A’). Cette robe pourrait être une livrée de peur ou de stress, puisqu’on la rencontre chez des individus mal à l’aise, par exemple lorsqu’ils sont placés clans un bac nu. Mais on retrouve mêlés dans le même aquarium des individus en livrée A, Ou A’ . 2) Individus matures Une fois la maturité sexuelle atteinte, les individus dominés conservent la livrée A1. Les autres adoptent une livrée semblable légèrement voilée de gris avec une vague traînée noire longitudinale médiolatérale (livrée B1). Les nageoires sont bleues comme chez les juvéniles, quoiqu’elles puissent quelque peu s’assombrir. Lors d’une excitation intense (individus appariés ou très agressifs) apparaît une livrée particulière (B2) . Les barres verticales s’estompent sur le bas des flancs à partir d’une ligne allant du bas de l’œil à la mi hauteur du pédoncule caudal. En dessous de cette ligne, les flancs sont blanc- gris uniforme. Au-dessus, le patron mélanique reste inchangé, mais la coloration s’éclaircit nettement, en particulier en avant de la dorsale (cet éclaircissement dorsal se retrouve chez beaucoup de nidificateurs du Tanganyika comme les Julidochromis). Les nageoires s’éclaircissent également et deviennent bleu-blanc soutenu. |
Cette livrée, que l’on trouve chez les individus territoriaux ou appariés, est également le robe de garde des roufs et des alevins. C’est d’ailleurs à ces moments qu’elle est la plus durable. Elle est signe d’attention soutenue à l’égard des importuns. C’est pourquoi elle est à peu prés permanente chez les couples défendant une ponte ou une nichée, plus particulièrement pour la femelle (le mâle est moins concerné tant qu’il n’y a pas sortie des alevins). Elle est plus occasionnelle chez un individu isolé. Elle surviendra par exemple en cas de tension particulière (menace sérieuse par un rival ou combat). |
Là ou les livrées de stress sont difficiles à définir (hormis la livrée de soumission A1. En général, les individus effrayés ou en mauvais état (psychologique ou physiologique) présentent la livrée B, en plus assombrie. D’habitude, un poisson stressé tend à prendre une livrée très effacée et pauvre d’aspect qui lui permet de mieux se fondre dans son environnement. Les Neolamprologus tretocephalus, en particulier les mâles, se teintent de gris sombre. Dans des conditions analogues, Cyphotilapia réagit en prenant le même aspect c’est même n’échappe pas forcément aux exigences de la dissimulation. Elle tend à les concilier avec la nécessité de signal social marqué. Selon les cas, la robe juvénile d’une espèce peut favoriser l’une ou l’autre exigence. Celle de N. tretocephalus allie les deux cas de loin, les rayures de noir et de blanc sont aisément visibles mais pourraient avoir aussi un rôle disruptif (c’est ainsi qu’on expliquerait la robe des zèbres, en apparence excessivement voyante). |
Des comportements agonistiques de type apomorphe se rencontrent chez certains nidificateurs tels les Julidochromis, Variabilichromis moorii et surtout des incubateurs comme les Mbuna (en préparation). Chez N. tretocephalus les attitudes classiques des cichlidés se retrouvent sans grand changement : menaces frontales, latérales, prises de bec. Mais chez la plupart des nidificateurs du Tanganyika, un accent particulier est mis sur la menace frontale en raison des conditions particulièrement hostiles du Lac. La défense des petits est beaucoup moins aisée qu’en milieu fluviatile vu la variété et l’abondance des espèces environnantes. |
En conséquence, le comportement agonistique doit tenir compte de l’importance du combat interspécifique autant – sinon plus que de la lutte intraspécifique. Partant de là, la prise de bec doit être particulièrement efficiente. D’ailleurs, la posture latérale d’imposition est une attitude ritualisée et ne sert pas à grand chose en combat interspécifique. Si l’on rencontre des dents caniniformes à l’avant des mâchoires de presque tous les nidificateurs endémiques du Tanganyika ce n’est probablement pas seulement pour des raisons alimentaires. Certes, les Lamprologiens sont en majorité des prédateurs et peuvent utiliser ces dents pour saisir leurs proies (insectes, crustacés, poissons. .. .), mais leur rôle essentiel pourrait être de “défenses» (les défenses des sangliers par exemple n’ont aucun rôle alimentaire).
L’effet est renforcé par les taches noires situées sur le bord de l’opercule – la ressemblance de ces taches avec des yeux menaçants augmente peut-être leur effet. L’épreuve de force pure consiste en une prise de bec. C’est ce moyen qu’utilisera N. tretocephalus pour dissuader un adversaire d’une autre espèce. Si l’adversaire ne recule pas devant la menace frontale, il y a attaque directe. Lors de cette attaque, le corps est tendu, le poisson approchant à vitesse réduite. Au moment de l’impact, le poisson donne un violent coup de rein tout en plantant ses dents caniniformes dans son adversaire. Ce dernier est en général projeté assez loin. Cette attaque est différente de la charge directe, beaucoup plus rapide et sèche mais moins puissante. La charge est peu employée par N. tretocephalus en raison de son apathie. Elle sera utilisée soit pour chasser sans effort un ,tant par une intimidation soutenue, soit en cas J , (cf. 1êre partie) Les espèces voisines de N. tretocephalus, à large déploiement operculaire élargissent elles aussi largement le coup de rein et la charge sèche. Cette dernière est plus souvent employée par les espèces lestes tel Lepidiolamprologus elongatus. Quand au “coup de rein”, son efficacité est grande car la puissance est dosée au bon moment. |
Par exemple, j’ai vu une femelle N. brichardi de quelques 4/5 centimètres de long expulser hors de son nid un mâle Telmatochromis caninus 5 fois plus lourd qu’elle ! Il faut préciser que l’intrus cherchait activement à s’emparer de la cache des N. brichardi . |
La femelle lui faisait front et implantait ses crocs dans sa bouche. Simultanément, son coup de rein éjectait littéralement l’intrus loin à l’extérieur du nid. Le mâle “brichardi”, quant à lui, lançait des charges de l’extérieur mais sans grand effet sur le colosse. Ce manège se répéta 5 ou 6 fois jusqu’à ce que T. caninus, trop gros et trop aguerri, occupe définitivement le terrain. Cet ensemble de techniques d’expulsion (coup de rein avec morsure et charges) est également l’apanage partiel ou total des nidificateurs fluviatiles africains ou américains, mais il est poussé à un haut degré d’efficacité chez les nidificateurs du Tanganyika. En effet, si l’on met en présence un couple de tanganyikiens et un de fluviatiles (composés d’individus de masse voisine) dans un aquarium de petite taille, il y a neuf chances sur dix que les premiers aient le dessus et occupent le terrain. De même, un couple de tanganyikiens saura mieux se faire une place au milieu d’incubateurs buccaux qu’un couple de fluviatiles. Par exemple, un couple de Cichlasoma (Theraps) nicaraguense (mâle d’environ 18 centimètres) ne réussissait pas à être parfaitement souverain dans un bac “d’Haplochromis” un peu plus gros , ces derniers sont pourtant peu dégourdis en combat interspécifique. Des Lamprologiens ou certains Mbuna de même taille se feraient toujours nettement mieux respecter.En plus de l’approche frontale décrite ci-dessus, il existe un autre type d’approche directe employée seulement lorsqu’un importun s’écarte sans opposer de résistance. Il s’agit d’une attitude oblique tête vers le bas, le corps incliné entre 30 et 45° et nageoires altièrement déployées. Les yeux regardent dans la direction de la nage et fixent l’intrus de manière menaçante. Par exemple, si le mâle N. tretocephalus aperçoit un jeune Cyphotilapia de 4 à 5 centimètres trop près du nid, il préférera souvent adopter l’approche oblique. En revanche, un individu de 20 centimètres (femelle adulte par exemple) réagira de plus mauvaise grâce. Le mâle N. tretocephalus devra user de menaces faciales qui lui demanderont plus de tension nerveuseL’approche oblique peut être complétée par une charge, en particulier si son effet tarde à se faire sentir. En tout cas, elle est utilisée très largement chez des espèces sures d’elles, par exemple N. tetracanthus, V. moorii, L. elongatus, N. savoryi et quelques fluviatiles comme Pelvicachromis pulcher. 2) Comportement reproducteur a)Formation du couple : Le déroulement est le suivant : lorsqu’un mâle territorial et dominant aperçoit une femelle, il exécute de petits sauts brefs qui l’amènent vers le substrat et en direction du centre de son territoire. Si la femelle est consentante, elle le suit plus ou moins, l’obligeant quelquefois à revenir vers elle. Lorsqu’elle est particulièrement disposée, elle tient ses nageoires déployées. Dans le cas inverse, son attitude est hésitante et elle cherche à s’éloigner subrepticement de l’endroit où l’attire le mâle. Lorsque celui-ci s’en aperçoit, il la chasse.
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Les espèces les plus archaïques ont peu ou pas changé les habitudes de leurs aïeux. Il s’agit surtout des grands Lepidiolamprologus et aussi Neolamprologus tetracanthus. Chez cette espèce, comme chez beaucoup de fluviatiles, les petits sont entreposés dans des cuvettes et déplacés fréquemment. |
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À la nage libre, ceux-ci se déplacent en nuages accompagnés par les deux parents. Selon toute vraisemblance, ce comportement doit être considéré comme plésiomorphe. N. tetracanthus est d’ailleurs archaïque à plus d’un titre, notamment par le possession de 3 épines seulement à la nageoire anale, cas unique chez les Neolamprologus.
Ce mode de protection des alevins est dispendieux en milieu lacustre car il demande plus de vigilance des patents et un grand nombre d’oeufs pondus en raison des pertes. Ce luxe ne peut être supporté que par les espèces de bonne taille tels les grands Lepidiolamprologus cités ci-dessus, bien défendus et qui vont souvent jusqu’à pondre totalement à découvert.
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Si les œufs sont abondants (jusqu’à 3000 chez Lepidiolamprologus cunningtoni) ils sont petits malgré la grande taille des parents et c’est ‘a primitif. En évoluant, les espèces tendent à limiter le nombre de leurs descendants en leur offrant plus de chances de survie. Un œuf de grande taille permet au jeune d’être mieux développé au moment où il aura à subvenir lui-même à ses besoins, c’est-à-dire ici après résorption de la vésicule vitelline. |
À cet égard, l’incubation buccale offre plus de possibilités que la nidification. C’est en cela que les Tropheus, aux oeufs de taille record, constituent un sommet évolutif.
Mais revenons aux nidificateurs. Chez les espèces timides pondant généralement sur substrat caché, les alevins ne s’exposent pas. Les aquariophiles connaissent bien l’habitude des jeunes Julidochromis de nager le ventre au ras du substrat, éventuellement à l’envers ou verticalement. Chez les Julidochromis . Chalinochromis, cette habitude persiste à l’âge adulte. Les alevins de Telmatochromis et de certains Neolamprologus restent eux aussi proches du substrat. Pour N. furcifer, très effacé, les adultes également se comportent de la même façon que les Julidochromis.
Les alevins d’autres Lamprologiens ne restent pas collés en permanence au substrat. En général, les parents pallient à cette vulnérabilité par une arme particulière:
N. tretocephalus et N. sexfasciatus sont suffisamment puissants pour défendre leurs alevins.
. A. compressiceps et A. calvus font écran de leur flanc hérissé d’écailles épaisses pour protéger leurs petits.
. Variabilichromis moorii use d’une vélocité exceptionnelle – égalée seulement par certains Mbuna – pour décourager les attaquants.
– Lepidiolamprologus elongatus et N. pulcher jouissent de structures coloniales extrêmement efficaces. D’ailleurs, à l’inverse, leur cousin N. savoryi aux couples isolés, a des alevins cachés et rampants.
Tous ces nidificateurs, y compris N. tretocephalus et à l’exception de Lepidiolamprologus évoqués plus haut se distinguent par leur sédentarité. Les «ballades accompagnées» sont abandonnées. Ainsi, l’unité primordiale à défendre est le territoire. Le cas de N. sexfasciatus et de N. tretocephalus prouve que le danger est évalué en fonction des jeunes (voir lère partie) mais les alevins qui s’éloignent du nid se soustraient à la protection des parents. La proximité constante du nid permet d’ailleurs un repli accéléré en cas de danger sérieux. De plus, du fait de l’abondance des ressources, la recherche active de nourriture est moins indispensable que dans les fleuves. Les déplacements sont donc limités puisqu’il suffit aux alevins de cueillir la manne qui passe à leur portée.
Une autre tendance mérite d’être signalée : chez beaucoup d’espèces, le rôle du mâle tend à diminuer et à être axé sur la seule défense du territoire. Cette tendance se manifeste à des degrés divers, également chez les fluviatiles africains ou américains (comme pour certains Apistogramma polygames) mais est probablement la conséquence de la restriction de l’espace occupé par les alevins.
Par exemple, elle est marquée chez les Neolamprologus conchyliophiles, et chez des espèces plutôt sciaphiles comme N. savoryi, N. furcifer, Telmatochromis, etc. … |
Le mâle occupe le plus souvent une cache séparée de celle de la femelle et a, somme toute, peu de relation avec elle. Les cas de polygamie (polygynie en général, mais quelquefois polyandrie, par exemple chez N. ocellatus) sont alors fréquents, en aquarium tout
au moins. Toutefois, le mode de défense – des alevins et du territoire – le plus accompli est certainement le système colonial de Neolamprologus brichardi et de son espèce jumelle Neolamprologus pulcher. Signalons au passage qu’il est inexact de parler de bancs à propos de N. brichardi .
Un banc est un ensemble d’individus de la même espèce en déplacement cohérent. Ce dernier point distingue le banc du simple attroupement et implique que les individus qui le composent soient en principe de taille égale et réagissent de manière uniforme. Dans le cas de N. brichardi qui présente des agglomérats d’individus sédentaires et reproducteurs, accompagnés de leurs petits, il est plus correct de parler de colonies. On peut faire, dans une certaine mesure, le parallèle avec des colonies d’oiseaux. Ce mode colonial de protection, où tous les individus, même les juvéniles, participent à la défense de la colonie doit être regardé comme hautement évolué et explique la réussite de N. brichardi dans le lac et son caractère envahissant en aquarium (le moindre couple tend à «faire tache d’huile»).
Signalons encore une dernière tendance : la réduction du répertoire de patrons de coloration. On peut être surpris de trouver un grand nombre de patrons chez par exemple Hemichromis thomasi (= Pelmatochromis thomasi) espèce primitive, alors que N. brichardi , très évolué, exhibe une livrée unique en presque toutes circonstances. Cette simplification est liée à celle du rôle des parents et au processus des pontes continues, où l’état motivationnel des géniteurs est uniforme pendant de longues périodes. N. brichardi et les Julidochromis en sont de bons exemples.
Pour N. brichardi , cette simplification est remarquable par le fait que les barres verticales, bien marquées chez son parent plus primitif N. savoryi, ont régressé et n’apparaissent qu’en de rares circonstances (effroi). Elles sont alors floues, irrégulières et densément rapprochées.
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