100 ans de recherche sur la biodiversité des poissons du Lac Tanganyika

100 ans de recherche sur la biodiversité des poissons du Lac Tanganyika

Plus de 100 ans de recherche sur la biodiversité des poissons du Lac Tanganyika
Over 100 years of biodiversity research on Lake Tanganyika fishes

Jos Snoeks, Mark Hanssens & Erik Verheyenac

Version française

Introduction

L’effort de recherche sur la biodiversité des anciens Lacs Africains a considérablement augmenté depuis les dernières décennies, principalement en raison de l’intérêt scientifique croissant porté à la biologie de ses cichlidés endémiques et à l’accroissement des industries de pêche sur ces lacs.
Bien que le Lac Tanganyika soit un des lacs les plus étudiés de l’Afrique de l’Est dans la vallée du grand rift, il y a encore beaucoup à découvrir et les explorations continues, menées tant par les scientifiques que par les aquariophiles. Après plus d’un siècle de recherche sur le lac et ses poissons, il est temps d’expliquer comment ont été menées ces études, comment nous sommes arrivés à ce degré de connaissance et vers quoi se dirigent les futurs travaux. Dans cet article, nous nous concentrerons principalement sur la taxonomie et la systématique des poissons du Lac Tanganyika, et plus particulièrement des Cichlidés.

Les premières années et un Belge à Londres

En 1889, les premières collections de poissons du Lac Tanganyika arrivent dans les mains de scientifiques de l’Ouest. C’est Günther, à cette époque ichtyologiste au British Muséum (Histoire Naturelle) à Londres [maintenant “Le Natural History Museum”], qui a décrit les quatre premiers cichlidés endémiques du Lac (Günther, 1893), à partir d’exemplaires collectés par un missionnaire, M. E. Coode-Hore.
Son successeur fut Georges Boulenger, un ichtyologiste Belge, et c’est très certainement le pionnier de l’étude des poissons du lac Tanganyika. Les premières publications de Boulenger étaient basées sur des collections faites lors de la première expédition de Moore. Elles furent publiées il y a 100 ans (Boulenger, 1898 a, 1898 b). C’est le début de nombreuses autres publications basées non seulement sur les collections de Moore, mais aussi d’autres explorateurs Anglais et Belges. Les noms de ces derniers sont toujours trouvés dans les noms scientifiques de nombreuses espèces [Lemaire, Cunnington, Stappers, Christy].

 

Chrysichthys brachinema d'après Boulenger

Le sommet de la carrière de Boulenger dans le domaine de l’ichtyologie d’eau douce est la publication de son ‘Catalogue’. Actuellement, ce ‘Catalogue des poissons présents au British Museum’ comprend quatre gros volumes et recense toutes les informations portant sur les poissons d’eau douce du continent Africain connues à cette époque (Boulenger, 1909, 1911, 1915, 1916). Cette publication est véritablement un monument dans la taxonomie des poissons Africains et pour les ichtyologistes modernes un repère, depuis longtemps et pour longtemps encore, dans lequel on peut trouver tout ce que l’on doit savoir sur les poissons d’eau douce de ce continent. Le troisième volume de ce catalogue est probablement le plus intéressant. Il inclut les Cichlidés Africains avec la (re)description de beaucoup de taxa du Tanganyika.


Ectodini
Callochromis spp. & Triglachromis


À la même époque, où Boulenger commençait à publier ses travaux sur les poissons du Tanganyika, Moore, le leader de l’expédition qui ramena un grand nombre des cichlidés étudiés par la suite par Boulenger, commença à publier des écrits sur l’hypothèse que la faune du Lac Tanganyika soit d’origine marine. Cette idée fut finalisée dans un document intitulé ‘’ review of the history and the fauna of Lake Tanganyika (Moore, 1903)’’. Se basant sur les similarités entre les coquilles de certains mollusques vivant dans le lac et ceux vivant dans les eaux des océans, Moore pensait que le Lac Tanganyika pouvait être un ancien bras de mer qui, s’étant fermé, devint un lac d’eau douce. Sa faune avait alors une origine marine. Ses informations sur les mollusques furent corroborées par la chimie des eaux du lac qui différait des lacs classiques situés en Europe, par la présence d’une espèce de méduse et par de nombreux poissons ressemblant à des perches (cichlidés) qui avaient des points communs avec les poissons des récifs tropicaux. Plus tard, par des études géologiques et par des travaux plus poussés sur la faune du lac, cette hypothèse s’est révélée inexacte. Cependant, avec les moyens de l’époque, cette théorie ne manquait pas d’attrait.

Boulenger travaillait non seulement au British Museum, à cette époque le ‘’Mecca of African freshwater ichthyology’’, mais avait aussi accès aux collections du ‘’Congo Museum’’ à Tervuren [maintenant le ‘’ Koninklijk Museum voor Midden-Afrika” ou “Musée Royal de l’Afrique Centrale” ou encore “The Africa Museum”]. Quand Boulenger décida de consacrer sa vie scientifique aux roses plutôt qu’aux poissons, ichtyologiste Français Jacques Pellegrin, qui travaillait au “Muséum National d’Histoire Naturelle” à Paris, fut invité à étudier les collections de Tervuren. Pellegrin avait déjà publié un gros volume sur les cichlidés (Pellegrin, 1904) mais jusque là, son travail sur les poissons du Tanganyika était assez limité.

Les autres auteurs qui publièrent sur le Tanganyika aux premiers jours de cette histoire furent Steindachner, Borodin et David. Il ne faut pas non plus oublier la classification révisée des cichlidés du Tanganyika publiée par Tate Regan, le successeur de Boulenger au British Museum (Regan, 1920) et la publication d’un document sur les non-cichlidés du lac, par Worthington & Ricardo (1936).

 

Max Poll

Max Poll (homme au chapeau) et ses confrères (Expédition Hydrobiologique du Lac Tanganyika (1946/1947)

Un saut dans le temps et un Belge à Tervuren

À Tervuren, on ressent alors le besoin d’un ichtyologiste permanent pour valider les collections toujours plus importantes de poissons Africains qui arrivent au Muséum. C’est Max Poll, qui avait commencé sa carrière comme entomologiste, qui pris officiellement le poste ichtyologiste au Muséum Africain à Tervuren en 1938 (D. Thys van den Audenaerde in Basilewski, 1992). Il commence alors régulièrement à publier sur les poissons du Lac Tanganyika mais sa première œuvre est en 1946, titrée ‘’Révision des poissons du Tanganyika’’.

En 1946-1947, il rejoint la fameuse expédition Belge sur le Lac Tanganyika (Exploration Hydrobiologique du lac Tanganyika). Les observations qu’il y fait pendant ces 18 mois d’expédition et les collections qu’il ramène avec lui sont à la base de beaucoup de publication et ont fait de lui un véritable ‘’Dieu le Père’’ de la taxonomie contemporaine des poissons du Tanganyika. Il publia ses résultats (près de 900 pages) dans deux volumineux ouvrages, un sur les non-cichlidés (Poll, 1953) et un autre plus gros sur les cichlidés (Poll, 1956). Ces publications contiennent non seulement un nombre considérable d’informations taxonomiques, mais aussi des notions sur la distribution, l’écologie et l’importance de la pêche.Mrac Tervuren.

Musée Royal d'Afrique Centrale (Tervuren).

Poll continua à publier sur les poissons du Tanganyika, principalement sur les cichlidés, soit seul, soit avec d’autres ichtyologistes comme Trewavas, Matthes, Stewart et Thys van den Audenaerde. Dans les dernières décennies de son travail sur ces poissons, il a commencé à collaborer avec Pierre Brichard, qui a rassemblé beaucoup de nouveaux taxa dans le lac et les a apportés au musée de Tervuren pour étude. La révision des Lamprologines (Poll, 1978) est un exemple significatif de cette collaboration. En 1986, Poll publie ce qui peut être considéré comme son ‘testament’ sur les cichlidés du Tanganyika, dans lesquels il récapitule sa connaissance et tente de classifier tous les taxons connus dans un système hiérarchique de tribus, genres espèces.

 

Baie de Mtoto
Expédition du Baron Dhanis en 1947 à Mtoto
(document H. Büscher)

Pendant ce temps, le long des côtes du Lac Tanganyika

Les autorités coloniales avaient établi des stations de recherche autour du lac, une dans chaque pays, Bujumbura au Burundi, Uvira au Congo, Kigoma en Tanzanie et Mpulungu en Zambie. Aujourd’hui encore, ces stations restent les centres de recherche du lac. Cependant, bien que ces stations soient en contact direct avec la source, que le besoin en technologie moderne soit limité, à aucune de ces stations des recherches taxonomiques ont été faites (contrairement à ce qui se passe autour des lacs Victoria et Malawi/Nyassa). La raison de cet état de fait est que le nombre d’espèces ayant un rôle alimentaire dans l’économie locale (sujet qui justifierait des études) est relativement limité et que ces dernières ne posent pas de problème important sur le plan de la taxonomie. Dans les années 50, la station d’Uvira paraissait la plus prolifique en terme de publications scientifiques (pêcheries, limnologie et biologie générale du lac). Dans les années 60, la plupart des recherches faites sur la pêche étaient concentrées sur les côtes Zambiennes du Lac. A partir des années 70, des organisations bilatérales ou internationales comme l’United Nations Food and Agriculture Organization (FAO) se sont plus impliquées et ont concentré leur activité sur la partie Burundaise et Zambienne du Lac qui étaient à cette époque les plus pêchées.

Les programmes de recherches récents

Les lignes suivantes présentent les programmes de recherches récents, certains d’entre eux sont toujours en vigueur : Un très important programme est celui qui a été mis en œuvre en 1979 par une équipe Japonaise et par des équipes Africaines locales tout autour du lac sur la biologie des poissons de la zone littorale rocheuse. Sont étudiés différents aspects du comportement, l’écologie, la génétique et la morphologie. Bien que d’autres instituts aient été impliqués, la plupart des travaux ont été exécutés par les scientifiques de l’Université de Kyoto, Département de zoologie au Japon et par « I’Institut de Recherche Scientifique” à Uvira, Congo. Leurs rapports ont été principalement publiés au Japon et ne sont pas facilement accessibles à l’aquariophile. Cependant, la plupart des découvertes faites ont trouvé leur place dans la littérature internationale et maintenant, un remarquable ouvrage résumant ces études est disponible (Kawanabe, et al., 1997). Le Finnida programme exécuté par la FAO. Il traite de différents aspects ayant trait à la pêche et à la limnologie. Le quartier général de ce programme est à Bujumbura mais les études sont effectuées dans les quatre stations du lac. Une des raisons de ce projet est que les captures effectuées lors des pêches commerciales déclinaient. Dès lors, une étude sur les aspects de la pêche dans le lac et sur l’hydrobiologie se sont avéré indispensable. En 1986, création du Belgian-CEPGL project [Centre Régional de Recherche en Hydrobiologie Appliquée] opérant à partir de Bujumbura. Ce projet de 3 ans a pris fin dernièrement après avoir étudié la biologie des poissons et la limnologie du lac et du système fluvatile. Beaucoup de nouvelles espèces de poissons jamais enregistrés jusqu’alors dans le bassin du Tanganyika furent répertoriées par les ichtyologistes de l’équipe.

Un autre but de se programme était de se pencher sur l’écologie des poissons de la partie Burundaise du Lac et beaucoup d’informations sur la qualité de l’eau dans la région Nord du lac furent collectées. Un programme mis en place par l’UNESCO et l’Université de Bujumbura a étudié pendant plusieurs années l’importance de la biodiversité de la zone transitoire entre la terre et les eaux. Le projet GEF (Global Environmental Facility) sur la biodiversité du lac a démarré en 1995 et doit se poursuivre jusqu’en l’an 2000. Il est géré par le National Resources Institute en Angleterre et à son siège à Dar es Salaam (Tanzanie). Son champ d’étude couvre les lacs Tanganyika, Malawi et Victoria). Localement, il est basé à Kigoma. Son but est d’aider les pays du lac à gérer les ressources du lac et en même temps de leur apprendre à protéger cette biodiversité. Une des principale menace qui menace le lac est la sur-exploitation par la pêche et l’augmentation de la population. Plus spécialement dans la partie Nord du lac, la déforestation et la pollution sont très préoccupantes et pourraient avoir un énorme impact sur la biodiversité du lac.

 

En 1992 et 1995 , des Scientifiques Belges ont organisé deux expéditions internationales multidisciplinaires. Durant ces expéditions, les spécialistes ont collecté des spécimens de plusieurs groupes représentatifs de la biodiversité du lac comme des poissons, coquillages et ostracodes. L’équipe ichtyologistes a ainsi effectué des prélèvements à des intervalles réguliers sur la côte littorale rocheuse en vue d’études taxonomiques et moléculaires. Ceci constitue le programme de collecte le plus complet jamais effectué à ce jour. Au total, 78 localités ont été inventoriées le long des côtes Tanzanienne et Zambienne.
Une grande quantité de données ont pu ainsi être collecté et différentes recherches ont été entamées sur différents groupes de poissons. Ces collections ont été et sont toujours comparées au matériel type. Grâce à ces échantillons nombreux et à l’approche multidisciplinaire de l’étude, nous sommes désormais en de bonnes conditions pour déterminer si les différences morphologiques, de patron de coloration et de génome des différentes populations sont du à des variations géographiques au sein de mêmes espèces.

Ces différents sujets ont fait l’ordre de publications ou sont encore au stade d’étude par différents membres de l’équipe : études moléculaires et morphologiques sur les genres Ophthalmotilapia,

Port de Kigoma.

Port de Kigoma.

Petrochromis et sur la tribu des Eretmodini, études moléculaires sur les Tropheus et Simochromis, études morphométriques sur les complexes Telmatochromis temporalis, Neolamprologus brichardi et une révision sur la distribution des lamprologines.
Les échantillons moléculaires issus de ces expéditions sont conservés au Royal Belgian Institute for Natural Sciences à Bruxelles et tous les poissons collectés sont gardés à l’Africa Museum de Tervuren. C’est désormais dans ce musée que l’on peut trouver la collection la plus importante de poissons du lac Tanganyika. Une conséquence directe de l’histoire coloniale Belge. Celle collection comporte aussi le plus grand nombre de spécimens type, c’est à dire de poissons sur lesquels les publications originales ont été faites. Cela représente une énorme base scientifique.
Les cichlidés du Lac Tanganyika, un must pour la recherche.
Le nombre total d’espèces végétales et animales rapportées du lac Tanganyika dépasse 1250, classifiées en près de 600 genres (voir l’excellent livre édité par Georges Coulter (1991) pour plus de détails). Le lac Tanganyika est souvent considéré pour avoir la faune piscicole la plus riche du monde. Cela a été interprété par beaucoup de personnes comme ayant le plus grand nombre d’espèces qu’aucun autre lac, ce qui est une erreur.
Le lac qui possède en son sein le plus grand nombre d’espèces est le lac Malawi/Nyassa, encore un autre ancien lac dominé par les cichlidés. Ce qui est vrai par contre pour le lac Tanganyika, c’est que sa faune est la plus diversifiée taxonomiquement, ce qui reflète un haut degré de diversification en terme de morphologie, écologie, comportement, etc. de ses poissons.
Dans le tableau sont donnés le nombre d’espèce et leur endémisme relatif aux grands lacs Africains. Une espèce est endémique si elle n’est présente qu’à un seul endroit, dans notre cas un lac, et nul par ailleurs.

Tableau.
État de la richesse des espèces indigènes des lacs de l’Est Africain. Le nombre d’espèces des lacs Edward, Victoria, Tanganyika et Malawi/Nyassa ne sont qu’une estimation. Uniquement les espèces vivant dans les lacs actuels ont été prises en compte ; les espèces introduites sont exclues. Le chiffre en pourcentage correspond au pourcentage d’endémisme des cichlidés et des non-cichlidés. Les chiffres relatifs au lac Edward incluent les espèces du Lac Georges. Selon Snoeks, in press.

 
Lac

Cichlidés

Non Cichlidés

Total
Turkana 8 50 % 36 17 % 44
Albert 11 36 % 37 5 % 48
Edward 60 92 % 21 5 % 81
Kivu 16 94 % 7 0 % 23
Victoria 500 99 % 45 16 % 545
Tanganyika 300 98 % 75 59 % 325
Malawi 800 99 % 47 32 % 747

 

 

 

Dans le Lac Tanganyika, le nombre d’espèces décrites, espèces valides et endémiques, est d’environ 190. L’estimation donnée dans le tableau 2 est de 250. Ceci voudrait dire que seulement ¾ des espèces de poissons sont connues. Cette estimation est très approximative et reste basée sur nos collections présentes dans les muséums et sur l’analyse des résultats de deux croisières sur le lac portant sur l’exploration de toute la Tanzanie et de la côte Zambienne. De nouvelles espèces seront certainement mises à jour puis décrites dans les tribus riches comme chez les Lamprologini, Ectodini et Tropheini, mais aussi probablement chez les Limnochomini et Cyprichromini entre autre.

Xenotilapia sp. sunflower
Ectodini
(Xenotilapia sp. sunflower à Mtosi)


On doit alors prendre en compte le fait que le lac Tanganyika est le seul lac qui abrite un grand nombre d’espèces endémiques ayant adopté un comportement reproducteur sur substrat (Lamprologini). En effet, il n’existe pas de cichlidés de ce type dans les autres grands lacs à l’exception de quelques espèces de Tilapia. L’ancienneté du lac est souvent considérée comme la raison principale de la diversité morphologique des cichlidés du Tanganyika, mais il est certain que c’est aussi du à la présence de cichlidés incubateurs buccaux et nidificateurs sur substrat qui à travers leurs spéciations, ont contribué à créer cette superbe diversité lacustre.

Les espèces du Tanganyika sont facilement distinguables (pour un cichlidé) comparativement aux autres lacs et la littérature est relativement bonne à leur sujet. Cependant, la complexité de leur systématique a été largement sous-estimée (Snoeks et al., 1994; Verheyen et al., 1996). Les aquariophiles ont considérablement fait bouger les choses dans le passé avec des succès variés et comme pour le lac Malawi/Nyassa, on peut trouver quantité d’information dans la littérature aquariophile comme dans les livres de Konings (1988), Brichard (1989), Konings & Dieckhoff (1992) et dans des revues aquariophiles par la contribution de divers auteurs.
Il y a une constante qui revient dans presque chaque étude relevant de systématique, évolution ou spéciation des cichlidés du Tanganyika. C’est la séparation du lac en deux ou trois bassins dans un temps passé.
C’est devenu un facteur si important dans la systématique contemporaine que parfois, des auteurs récents semblent oublier que Poll avait déjà débattu de ce sujet et des implications que cela avait eut sur la distribution et l’évolution des cichlidés du lac. En effet, comme nous le savons aujourd’hui, cette séparation du lac a été probablement le fait le plus important dans l’évolution des cichlidés. On pourrait considérer cet événement comme la base de tous les autres phénomènes et que les conséquences se retrouvent dans chaque distribution des complexes présents.

Jetez un œil sur les données publiées par Verheyen et al. (1996) et Rüber et al. (1997) pour plus d’information sur la distribution de certains groupes. Aussi, dans une étude non publiée sur les Lamprologus sensu lato [les genres Lamprologus, Neolamprologus, Altolamprologus, Variabilichromis, Lepidiolamprologus] dans la quelle les collections existantes et la distribution des espèces a été révisée, plusieurs formes ont été répertoriées (Van Wijngaarden, 1995). En dehors des espèces qui ont une distribution couvrant tout le lac comme Altolamprologus compressiceps (Boulenger, 1898), Neolamprologus callipterus Boulenger, 1906, la plupart des espèces du genre Lepidiolamprologus, etc., et, d’un autre côté du spectre, des espèces comme N. christyi (Trewavas & Poll, 1952), N. schreyeni (Poll, 1974) et N. wauthioni (Poll, 1949) qui ont une distribution très limitée [un seul endroit ou des points disparates], dans toutes les autres catégories, les effets de cette séparation est observé assez clairement : C’est particulièrement visible pour les espèces limitées à un ou deux bassins adjacents [ex : N. kungweensis Poll, 1956 et Paleolamprologus toae (Poll, 1949) au Nord et N. leloupi (Poll, 1948), V. moorii (Boulenger, 1898), N. pulcher (Trewavas & Poll, 1952) et N. sexfasciatus (Trewavas & Poll, 1952) au Sud], chez les espèces limitées aux paleo-rivages, comme N. gracilis (Brichard, 1989), N. marunguensis Büscher, 1989, et N. nigriventris Büscher, 1992, chez les espèces limitées aux zones récemment submergées, spécialement dans le Sud [ex : N. mustax (Poll, 1978), N. prochilus (Bailey & Stewart, 1977) et seulement N. pleuromaculatus (Trewavas & Poll, 1952) au Nord du Lac]. Même si certaines espèces sont difficiles à classifier en raison de leur distribution complexe comme N. brichardi (Poll, 1974) et N. savoryi (Poll, 1949), des variations géographiques d’ordre morphologique ont été trouvées et qui confirment l’existence de ces trois anciens bassins (Louage, 1996).

 

Les 3 bassins du paleo lac (Dessins Ad. Konings) Carte du lac en 1874Les 3 bassins du paleo lac (Dessins Ad.Koning)

Carte du lac Tanganyika en 1874

Carte du lac en 1874

Le futur

Nous sommes loin d’avoir complètement inventorier la faune piscicole du Lac Tanganyika. Il est évident que les normes des descriptions des cichlidés Africains ont changé depuis les premiers travaux entrepris par Boulenger et Poll. Reconnaître une espèce nouvelle, prendre des mesures et coucher par écrit les résultats d’une manière correcte est chose ardue dans la taxonomie moderne. L’étude des spécimens type et du matériel comparatif est nécessaire et des notions d’allométrie, de statistique, du code de nomenclature zoologique, de phylogénie et des processus d’évolution sont nécessaires pour mener à bien ces études et discuter des résultats. Ce sont des notions primordiales pour décrire une nouvelle espèce mais ce qui devient aujourd’hui prépondérant, c’est la révision morphométrique de certains groupes.

Pour ce faire, des techniques de recherche modernes sont indispensables, avec en plus un œil attentif au moindre détail. Les différences entre les espèces peuvent être trop infimes pour se permettre d’être imprécis dans les descriptions.

Une liste détaillée des méthodes employées pour obtenir les résultats est alors impérative pour chaque publication taxonomique traitant de morphologie. Et ceci doit se perpétuer dans le futur. Ce principe s’applique également aux données analysées. Un principe est actuellement très pratique et très utilisé dans la taxonomie des cichlidés Africains.

Lamprologine

Neolamprologus tetracanthus

(Neolamprologus tetracanthus à Molwe)

C’est le Principal Component Analysis [plusieurs variantes] , considéré comme le meilleur moyen d’exploration de quantité de données. Même si c’est facile à utiliser, d’après l’expérience que nous en avons, l’interprétation des résultats est loin d’être évidente. Plus nous nous sommes entrés dans les détails, plus nous nous sommes rendu compte que des différences entre populations n’étaient pas spécifiques mais uniquement d’ordre géographique, comme l’a montré une étude récente sur les Lamprologines (Louage, 1996; pers. obs.). Aussi, il y a un véritable danger à ce que des études isolées puissent conduire à de mauvaises conclusions. Dans ces derniers cas, l’étude de l’écologie et de l’éthologie en plus de l’aspect morphologique est très informatif, aussi longtemps que l’on gardera à l’esprit qu’il puisse exister des variations géographiques importantes.

Des recherches récentes ont montré que même dans des groupes clairement identifiés, des modifications peuvent survenir. La phylogénétique (discipline de la systématique qui étudie les relations généalogiques et ayant pour objectif de produire des classifications qui reflètent ces relations) va continuer pendant encore un bon bout de temps a être du domaine de la recherche moléculaire, tout simplement parce que les résultats sont obtenus plus rapidement et à moindre effort par ce type de méthode. Pour les Lamprologines, nous pouvons nous attendre dans le futur à de plus amples informations basées sur des études anatomiques (Stiassny, pers. comm.).

Lepidiolamprologus kendalli.Lamprologine
(Lepidiolamprologus kendalli à Samazi).

Bien que l’intégration de la morphologie et la recherche moléculaire ne soit pas aisée, le bénéfice que l’on pourra en tirer est évident comme le montre une étude récente sur les eretmodini du Lac Tanganyika (Verheyen et al., 1996). Pour les taxonomistes traditionnels, le niveau taxonomique du genre et des espèces de ce groupe était relativement clair.

À cette époque, les eretmodini comportaient trois genres et quatre espèces, défini principalement par la dentition et l’anatomie de la tête (Poll, 1986).

Cependant, la situation semble de plus en plus compliquée. La possible existence de deux espèces d’Eretmodus selon Konings (1988) fut corroboré par des recherches moléculaires et morphologiques (Verheyen et al., 1996). De plus, des différences de patron de coloration furent trouvées entre deux groupes identifiés comme Tanganicodus irsacae Poll, 1950.

De plus amples recherches sont nécessaires pour établir le statut de ces taxons, de même que pour les différences trouvées chez Spathodus erythrodon Boulenger, 1900. Une approche encore plus complète a été utilisée pour l’étude des Ophthalmotilapia du Lac Tanganyika avec des études moléculaires et morphologiques, en incluant toutes les informations disponibles relatives aux patrons de coloration (Hanssens et al., en partie publié).

Non seulement les méthodes de recherche commencent à différer du passé, mais aussi les questions que l’on se pose deviennent quelque part différentes. Après l’approche taxonomique courante qui consiste à différencier les espèces, trouver leurs caractéristiques propres, leur trouver un nom et les classifier, un intérêt nouveau se porte sur le métier. C’est de s’interroger sur l’évolution de cette diversité et sur les facteurs importants de cette spéciation. C’est aussi se demander quels sont les ancêtres et à quel point sont stables certaines populations, etc.

Résoudre ces problèmes est un challenge pour le futur et pour toutes ces raisons, la taxonomie traditionnelle continuera a nous livrer les informations de base.

Épilogue

Une partie de cet article a été écrit assis un soir, sur le plat bord d’un navire de recherche à l’occasion d’une traversée.  Non sur le Lac Tanganyika, mais sur le Lac Malawi ; une expédition faisant partie d’un programme scientifique de recherche sur les grands lacs. A chaque expédition ou croisière, on relève plusieurs erreurs notées dans la littérature. Ces erreurs sont corrigées et de nouvelles espèces découvertes.
Ce type de recherche est le résultat direct de l’intérêt grandissant que porte la science pour les grands lacs Africains. Il y a dix ans, la taxonomie était annoncée comme en voie d’extinction et les taxonomistes une espèce en danger.

Maintenant, avec la biodiversité comme symbole et l’intérêt grandissant pour la faune qu’héberge ces grands lacs. On arrive désormais à obtenir des fonds financiers, et petit à petit des progrès sont faits et continueront à porter leurs fruits…

Références

Basilewsky, P. 1992. Max Poll. Bull. Séanc. Acad. r. Sci. Outre-Mer 38 : 68-90.

Brichard, P. 1989. Pierre Brichard’s book of cichlids and all other fishes of Lake Tanganyika. T.F.H. Publ., Neptune, New Jersey, U.S.A.: 544 pp.

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Hanssens, M. Snoeks, J. Verheyen, E. in press. A morphometric review of the genus Ophthalmotilapia (Teleostei, Cichlidae) from Lake Tanganyika (East Africa). Zool. J. Linn. Soc.

Konings, A. 1988. Tanganyika cichlids. Verduijn Cichlids & Lake Fish Movies, Zevenhuizen, Holland: 272 pp.

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Louage, A. 1996. Taxonomische revisie van het Neolamprologus brichardi complex (Teleostei: Cichlidae) van het Tanganyikameer (Oost-Afrika). Katholieke Universiteit Leuven, Department of Biology, Belgium [unpublished M.Sc. thesis]: 102 pp.

Poll, M. 1986. Classification des Cichlidae du lac Tanganika. Tribus, genres et espèces. Acad. r. Belg., Mém. Cl. Sci., 45 (2): 463 pp.

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