Taxinomie

Taxinomie

A-Taxon-Racourcix

Par Eric Genevelle (mars 2000)
(pour Totof)

Ah, les mystères de la taxinomie… Un vrai dédale…

Non que je sois en proie de me lancer dans une révision de quelques genres obscurs, mais à force de me confronter à cette mode visant à dire que tel taxon est ou n’est pas junior-synonyme de tel autre, j’ai fini par me pencher (sommairement) sur la question.

Ça aurait pu en rester là et garder tout ça pour moi, si je ne recevais régulièrement des appels au secours pour me demander le taxon exact de tel ou tel poisson ou pour entendre les plaintes maladives de tel ou tel aquariophile quand il apprend que le taxon qu’il avait enfin assimilé, était aujourd’hui jeté aux oubliettes (n’est ce pas Totof !)

À l’origine, tout me paraissait simple, les taxa (pluriel de taxon – merci P.) immuables, ces derniers étant l’affaire de scientifiques intouchables. Mais quand vous lisez deux publications datées de moins de six mois d’intervalle qui vous livrent en pâture deux taxa différents pour un même poisson, vous comprenez ma douleur.

Et pour commencer, savez-vous ce qu’est un taxon ?

Un taxon, c’est un peu comme un copyright. C’est plus précisément le nom scientifique que l’on donne à une espèce que l’on vient de décrire. Le taxon, pour faire simple, se compose d’un nom de genre (écrit en italique avec une majuscule pour la première lettre) et d’un nom d’espèce (écrit lui aussi en italique, mais sans majuscule).

A la suite du taxon, lorsque l’on veut bien faire les choses, on y accole le nom de l’auteur (de l’espèce) et la date de description. L’auteur reste propriétaire du nom de l’espèce, aussi, même si le taxon du poisson change, l’auteur reste le même. Pour montrer que le taxon a changé depuis sa description d’origine, on place le nom de l’auteur et la date entre parenthèses. Lorsqu’il y a plusieurs auteurs, ces derniers sont écrits dans l’ordre alphabétique.

Et puisque l’on est en train de parler des taxa, il est intéressant de faire un bref rappel sur les « sp. » et « aff. »

« sp. ou species» s’utilise lorsque le poisson n’est pas décrit scientifiquement. On connaît le genre, mais il n’existe pas de nom d’espèce à y accoler. Derrière le préfixe sp, on y ajoute souvent un mot qui peut faire référence à un lieu de collecte, à une vague ressemblance à une autre espèce décrite, à une couleur (il n’y a pas de règles). Sp et le nom qui suit ne s’écrivent jamais en italique.

« cf. ou confère» signifie que l’on pense que le poisson présenté appartient à une espèce décrite mais que l’on n’en est pas certain. Là aussi, pas d’italique.

« aff. ou affinis » s’utilise lorsque l’on a affaire à un « sp. » très proche d’une espèce décrite. Pas d’italique non plus.

Pour terminer, lorsque l’on désire préciser la race d’une espèce, on colle derrière le taxon le site de collecte sans le mettre en italique. Il est inutile de mettre des guillemets car le fait que le mot ne soit pas en italique signifie que ce n’est pas le taxon.

Exemples :

Paratilapia frontosa Boulenger, 1906
Cyphotilapia frontosa (Boulenger, 1906)
Baileychromis centropomoides (Bailey & Stewart, 1977)
Enantiopus sp. Kilesa
Cyathopharynx cf. furcifer
Lamprologus sp. aff. ornatipinnis
Cyprichromis leptosoma Isanga (Boulenger, 1898)

Il y a encore tout un tas de règles qui décident des règles d’accord et des règles de latinisation quand le nom d’un genre ou d’une espèce provient d’un nom propre, mais de peur de vous lasser, je ne m’étendrai pas, car ce n’est pas le sujet de l’article.

Jusque là, tout est simple. C’est maintenant que ça risque de se compliquer. Cela se corse quand on essaie de savoir pourquoi un scientifique décide que tel ou tel poisson est une nouvelle espèce.

On pourrait se fier aux dernières définitions du mot ‘’Espèce’’ comme celle de Mayr « une espèce biologique est constituée par des groupes de populations naturelles qui s’entrecroisent et sont reproductivement isolées de tels autres groupes », mais on se rend vite compte que même si cette définition est indiscutable, elle peut difficilement servir d’arbitrage entre les litiges qui, nous le verrons bientôt, sont fréquents.

À l’époque des premiers Ichtyologues du lac Tanganyika (Boulenger et consorts), les descriptions étaient sommaires et tenaient parfois en une dizaine de lignes . Elles faisaient rarement référence à la colorations des poissons, quasiment jamais à leur écologie ou comportement et bien souvent, ne se basaient que sur l’étude d’un ou de deux spécimens (parfois juvéniles). On a ainsi décrit près de 50% des espèces connues à ce jour.

Aujourd’hui, les méthodes ne sont plus les mêmes d’où d’évidents problèmes quand il s’agit de comparer les résultats obtenus. Ce travail est d’autant plus délicat quand on s’aperçoit que les bases des mesures ont changées. Par exemple, on mesurait au début du siècle le diamètre externe de l’œil, et aujourd’hui, c’est le diamètre interne (exemple bidon, mais loin d’être impossible). Ressortir les types (spécimens qui ont servi à la description de l’espèce) du formol après une centaine d’années et les comparer avec du matériel frai revient à comparer une momie avec votre épouse (délicat, vous en conviendrez). Mais bref, c’est leur boulot !
Cela a cependant conduit à de grandes incertitudes. Par exemple, on n’arrivera jamais à statuer à 100% si Lamprologus meleagris Büscher, 1991 est junior synonyme de Lamprologus stappersii Pellegrin, 1927. Pour ce cas précis, le doute est d’autant plus grand que le stappersii a été décrit à partir d’un spécimen collecté dans une rivière ! Mais il ne faut pas prendre cette information à la lettre car de nombreux collecteurs de l’époque (même Pierre Brichard qui est plus récent) indiquaient comme lieu de collecte le lieu de leur campement de base (parfois situé à plusieurs dizaines de kilomètres du lieu réel de capture. On trouve même certains lieux de collecte des types référencés sous la localité « Lac Tanganyika » (exemple : Callochromis melanogostigma (Boulenger, 1906)). Avec ça, bonne chance !

Revenons à nos chères descriptions. Je venais de dire (pour ceux comme Totof qui sont largués ou dégoûtés) que près de 50% des descriptions sont succinctes et basées uniquement sur quelques caractères morphologiques externes (nb d’écailles et de rayons épineux sur les nageoires, forme générale, type de dentition, etc.).

Mais depuis quelques décennies, on s’est aperçu de plusieurs choses :

Les poissons au sein d’une même population ou espèce possèdent une plasticité étonnante. Ainsi, tous les Tropheus annectens n’ont pas le même nombre d’épines sur la nageoire anale. Or c’est ce critère qui a servi à sa description. Chez toutes les espèces, on a généralement une fourchette (que ce soit pour le nombre de dents, d’écailles, de rayons durs, etc).

La denture d’un poisson peut évoluer au cours de sa vie.

Les espèces évoluent très rapidement que ce soit sur le plan morphologique que chromatique. Une espèce décrite il y a un siècle peut donc avoir donné naissance à une autre espèce.

Les techniques ont elles aussi évoluées. Elles nous permettent de découvrir de nouveaux éléments pouvant servir de caractères de différenciation entre espèces (morphologie interne, patrimoine génétique, etc.). L’avènement de la plongée sous-marine et l’étude de l’écologie des espèces a aussi ouvert de nouveaux horizons.

Chaque scientifique ou auteur a maintenant une multitude de critères lui permettant de dire que tel poisson est une nouvelle espèce. Mais le problème reste que si un de ces caractères est valable dans un cas, il peut ne pas l’être pour un autre. De plus, chaque scientifique a sa propre manière de voir les choses. Tel caractère ou clé de différenciation est valable l’un et pas pour l’autre.

La meilleure façon de s’assurer que deux poissons presque similaires appartiennent à deux espèces distinctes est de pouvoir les observer sympatriquement au sein d’une même zone. Dans le cas contraire, on peut toujours argumenter que nous avons à faire à deux variétés chromatiques ou morphologiques distinctes. Ainsi, le fait de ne pas trouver deux formes différentes de Cyphotilapia frontosa à un même endroit est un élément nous indiquant que toutes les formes connues appartiennent à la même espèce (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas des sous-espèces). Mais tout n’est pas si simple. Que penser ainsi de deux formes chromatiques d’un poisson qui sont séparées par une barrière naturelle (une rivière par exemple). Chez les Tropheus, on affirme dans ce cas qu’il s’agit de races géographiques puisque la morphologie est la même et que seul le patron de coloration change. Mais alors, pourquoi avoir décrit Lamprologus laporagramma Roger Bill’s & T. Ribbink, 1997 ?
Morphologiquement, ce poisson est à 100% identique au Lamprologus signatus Poll, 1952. La seule différence réside dans l’intensité des barres verticales. Mélanie Stiassny soutiens les auteurs de cette description contrairement à Konings.

 

Un cas pratiquement identique est observé pour Neolamprologus helianthus Büscher, 1997. Heinz Büscher a décrit cette espèce comme différente du Neolamprologus splendens (Brichard, 1989) principalement en raison de sa couleur orangée et la forme de sa nageoire caudale sensiblement différente. Konings et d’autres auteurs utilisent comme caractère de distinction des espèces du groupe brichardi les marques operculaires. Pour eux, les critères de distinction de Büscher ne sont donc pas valides. A l’endroit où se trouve helianthus, on n’a pas trouvé de N. splendens. Impossible donc de statuer avec exactitude.

 

 

Depuis que l’on s’est aperçu que les caractères morphologiques chez une espèce n’étaient pas immuables (forme des dents par exemple), on a envisagé que certaines espèces divergeant uniquement par un de ces critères pouvaient être en fait des races distinctes d’une seule et même espèce. Konings entrevoie ainsi la possibilité que Lamprologus speciosus Büscher, 1991 soit synonyme de Lamprologus wauthioni Poll, 1949. Entre ces deux espèces, il n’y a que la forme des nageoires ventrales qui varie. La différence entre Xenotilapia sima et Xenotilapia boulengeri est aussi très faible (taille des yeux et hauteur du pédoncule caudal) et ne remporte pas l’adhésion de toute la communauté.

Les exemples ne manquent pas dans ce domaine et on se demande en fin de compte qui croire.

Doit-on se fier aux écrits de nos ancêtres qui s’ils étaient certes incomplets, étaient très proche de la vérité ? Oui et non, je m’explique. Le travail de description de ces scientifiques est gigantesque et si il y a 50 ans ils ont compté 50 écailles sur un poisson, c’est qu’il y en avait 50. On ne doit donc pas tout remettre en cause. Juste qu’il est nécessaire de prendre des gants quand on lit les sites de collecte et les patrons de coloration.

Doit-on porter crédit à tout ce qu’écrit Ad. Konings dans ses ouvrages ? Certes non. Ad, avec tout le respect que je lui dois, n’est pas un scientifique et ses déductions taxinomiques sont trop souvent établies sans la rigueur scientifique que nécessiterait de tels sujets. D’un autre côté, son côté désintéressé (son job n’est pas de décrire des espèces) est un atout indéniable et sa longue expérience dans le domaine lui apporte un recul que peu d’entre nous (et même parmi les scientifiques) peuvent se vanter d’avoir.

Que penser des scientifiques indépendants comme Heinz Büscher ? Du bien car en plus d’être passionnés, ils s’imposent une rigueur scientifique qui nous épate. Ce qui est triste dans leur cas, c’est qu’ils n’ont pas ce côté journaliste comme Konings et qu’à part quelques articles dans la DATZ, on n’est pas au courant de leurs travaux.

Et la bande de scientifiques qui nous pond régulièrement des articles imbitables. Qu’est ce que ça vaut ? Ce qui est sûr, c’est qu’il a fallu un sacré paquet de pognon pour financer tout ça. Pour le reste, leurs travaux sont très intéressants mais à mon goût un peu trop catégoriques. Ils ont tendance à généraliser un comportement à partir d’une seule observation (je caricature !).

La taxinomie est une science exacte.
Le tout est d’être d’accord !

En voyant tout ça, on peut se dire qu’en réunissant toutes ces compétences et ces bonnes volontés, on devrait arriver à quelque chose de correct. Mais si aujourd’hui c’est le bordel, c’est que tout le monde ne communique pas et n’est pas sur un même pied d’égalité. Comment voulez-vous qu’un type comme Büscher se fasse entendre face à un Konings qui dit sa vérité avec ses milliers de bouquin que tous les passionnés s’arrachent ? Impossible. Remarquez que bien avant, c’était pire. Les publications restaient enfouies au fonds des caves des Muséums et les descriptions en doublons faisaient légion. On n’hésitait pas à cette époque de décrire deux espèces différentes sous un même taxon et vice versa. Après, il a fallu faire du ménage, et en plusieurs étapes s’il vous plait. En se basant sur les règles d’antériorité des publications officielles (pas des manuscrits, cela a déjà créé des litiges !) on a fini tant bien que mal à diviser par trois ou quatre le nombre de taxon (certaines espèces ont bien du changer 5 ou 6 fois de nom dans cette histoire).

Seul un libre arbitrage ou un site web sérieux peut transmettre à la communauté les différents sons de cloche en matière de taxinomie. Mais ça ne règle pas le problème car en aucun cas notre petite bande pourrait trancher entre toutes ces parties.

Dans cette petite jungle, c’est souvent le dernier qui a écrit qui a raison (c’est un peu vrai partout) et le temps qu’un autre écrit vienne démentir le précédent, des générations de poissons passent et des conneries ont largement le temps de se graver dans la tête de pauvres gens comme nous en quête de vérité.

Le téléphone arabe a aussi ses méfaits. Par exemple, en 1997, Mélanie Stiassny a fait un travail PRELIMINAIRE à la révision des Lamprologini. Un énorme boulot mais qui reste inachevé et basé uniquement sur des caractères morphologiques. Dans sa parution, l’aspect provisoire de cette révision est très clairement explicité. Un an plus tard, Ad. Konings sort son dernier volume sur le Tanganyika et y intègre les travaux de Stiassny. Le problème, c’est que le côté provisoire de cette révision n’y apparaît pas aussi clairement. 50 cichlidophiles dans le monde ont peut être lu la publication de Stiassny. Combien ont lu le livre d’Ad ?
Voilà le problème. Mais on n’y peut rien, c’est comme ça. C’est pour cette raison que Philippe Burnel a remis tous les Lamprologus sous le nom Neolamprologus (hors Altolamprologus, Variabilichromis, Lepidiolamprologus sensu Stiassny), ce qui n’est pas faux. C’est juste un pas en arrière. De mon côté, je mets (comme Konings) « Lamprologus ». Ce n’est pas faux non plus, en attendant mieux. Le problème est que d’ici peu, il va y avoir un paquet d’articles où les auteurs vont oublier de mettre les guillemets. Et là, ce sera tout faux.

 

Un ancêtre de Poll Qui prendra la relève ?

Il nous faut attendre un nouveau Max Poll pour nous pondre un livre sur la révision complète de la faune du lac Tanganyika (le dernier date de 1986) pour que l’on puisse écrire correctement (encore que les livres, c’est comme les PC, dès qu’ils sont sur le marché, ils sont dépassés). Une date ? Comment vous dire, Max junior n’est peut être pas encore né !

 

Pour terminer, et avant que de vous citer bêtement tous les sujets taxinomiques relatifs au cichlidés du lac Tanganyika qui sont ou qui vont être soumis à une prochaine controverse, je tiens à vous rassurer :

Au Malawi et Victoria, c’est pire !

Je n’arrête pas de dire que la pondeurs de taxa se tirent dans les pattes. C’est faux. Pour en avoir parlé à Ad. et à Heinz, je peux vous assurer que tous s’estiment au plus haut point mais que parce qu’ils sont passionnés, ils défendent leurs positions respectives. Ce qui est tout à leur honneur. Et de toute manière, plus il y aura des avis divergents, plus on trouvera des réponses rapidement.

Et maintenant, comme promis, la liste des quelques embrouilles actuelles et à venir :

Révision des Lamprologini au sens large (Stiassny)

Révision des Ophthalmotilapia

Révision des Tribus actuellement définies par Poll

Révision des Telmatochromis

Synonymie Haplotaxodon microlepis / H. trifasciatus

Synonymie L. signatus / L. laparogramma

Synonymie L. stappersii / L. meleagris

Synonymie L. wauthioni / L. speciosus

Synonymie N. helianthus / N. pulcher

Synonymie N. pulcher / N. olivaceous

Synonymie Tropheus annectens / Tropheus polli

Synonymie X. sima / X. boulengeri

Taxinomie des Eretmodini

Taxinomie des Julidochromis

Taxinomie du genre Cyathopharynx

Validité du genre Interochromis

Etc., etc.

 

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